Vacances romaines
Quelque chose ne tourne pas rond dans Storia di Vacanze, second long métrage des Italiens Fabio et Damiano D’Innocenzo (après Frères de sang en 2018). Non pas le film lui-même, mordant et superbe, construit de façon méthodique et implacable (il a d’ailleurs remporté l’Ours d’Argent du dernier Festival de Berlin), mais le monde sous cloche de la banlieue pavillonnaire romaine dans lequel il se balade et qui n’est pas sans être inquiétant, trop paisible pour être honnête, pour ne pas dissimuler les tares d’une population dont la bonhomie est une façade pleine de fissures.
Cela pourrait sembler attendu : le dynamitage en règle des codes sociaux est presque devenu un genre en soi, dont le cinéma de Claude Chabrol représenterait sans conteste le plus évident référent. Les frères D’Innocenzo ont cependant le talent nécessaire pour amener leur film sur des chemins moins évidents, plus escarpés, peut-être plus perturbants, ceci pour deux raisons qui rendent Storia di Vacanze tout à fait remarquable. La première d’entre elles est que le film ne cherche pas nécessairement à rejouer une sempiternelle lutte des classes sous influence marxiste avec mépris mutuel et explosion de violence finale qui règle dans le sang la tension sociale accumulée sur la longueur de l’œuvre. La rancœur n’est pas extérieure à la bulle sociale, elle se situe à l’intérieur même des relations entre membres de la même caste populaire, alors même que ceux-ci se côtoient constamment, de barbecue en anniversaire, d’anniversaire en barbotage dans la piscine gonflable de voisins méprisés. Les amabilités entre les uns et les autres dissimulent mal les mesquineries et les perversions de chacun, ainsi que la puissance toujours renouvelée de l’inique tradition patriarcale : de ce point de vue, plusieurs scènes permettent aux deux cinéastes un regard d’une cruauté acérée sur les protagonistes adultes et masculins du film (interprétés de façon idéale par Elio Germano, Gabriel Montesi et Max Malatesta), personnages veules, brutaux, irresponsables, obsédés sexuels. En deux mots : toxiques et inquiétants, à l’image du personnage de Bruno, père de famille qui, lors d’une longue scène filmée à distance en plan fixe, sauve son fils en train d’étouffer avec un morceau de viande, se met à pleurer sous le coup du choc puis, sans transition, entre dans une rage dévastatrice contre son enfant car ce dernier ne lui permet pas de manger tranquillement. La scène est très représentative d’une folie furieuse et d’une frustration rageuse et existentielle qui ressemblent à un baril de poudre qui ne demande qu’à trouver le plus petite étincelle pour exploser.
Le motif de l’explosion est par ailleurs capital dans Storia di Vacanze, la progéniture de ces personnages adultes souhaitant tout à la fois emprunter la trajectoire parentale menant à la déflagration et éradiquer le mal qui ronge toute la population en construisant une bombe qui raserait leur quartier, engin inspiré par leurs cours estivaux de soutien scolaire de physique. Là se trouve la seconde très belle idée des frères d’Innocenzo : faire des enfants ceux qui, dans le même temps, observent, subissent et tentent d’envisager un moyen d’enrayer le fonctionnement vicié de leur lieu de fausse vie, aussi apocalyptique soit-il. La galerie d’adolescents décrits par les cinéastes italiens (leurs jeunes interprètes sont absolument formidables), montrés comme plus intelligents et placides que les adultes (Dennis et Alessia, frère et sœur s’appelant par ailleurs Placido, récitant au début du film leur bulletin scolaire, litanies de 20/20 instrumentalisées par leurs parents orgueilleux), ainsi que moins exubérants, colériques et impulsifs, semblent juger par leur seul caractère l’irresponsabilité de ceux qui devraient leur servir de guides moraux.
Donner le point de vue aux adolescents, êtres à la fois en pleine construction (les élans érotiques de Dennis envers sa voisine enceinte Vilma) et en même temps plus lucides que les adultes à propos de la déréliction du monde qui les entoure, est très judicieux, permettant aux cinéastes non pas de s’appesantir sur la tristesse poisseuse de parents devenus odieux du fait de cette sensation persistante de vie manquée et de médiocrité sociale mais de se placer du côté d’un possible avenir et d’une volonté dynamique de choix de vie. En cela, Storia di Vacanze n’est pas si éloigné du discours de L’Heure de la sortie de Sébastien Marnier (2018), film généralement surévalué et bourré de défauts mais qui avait tout de même pour lui de mettre en scène la jeunesse tout à la fois comme une petite communauté grégaire flippante de désespoir glacial et indifférente à sa fin et comme force de proposition néfaste pour tenter de faire changer le bourbier de la modernité en son tombeau même (à force d’actions écoterroristes dans le cas du film de Marnier). Cette idée de l’être en devenir considéré comme instrument de destruction des fondements d’une société italienne obsolète dirige Storia di Vacanze, ceci jusqu’à un final particulièrement perturbant qu’il ne nous appartient pas de dévoiler ici, mais qui achève de faire de ce film profondément pessimiste et désabusé une sorte de version moderne et tragique (au sens antique du terme) des grands brûlots de la comédie italienne des années 60 et 70.
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