Que le cinéma argentin est vivant, insubmersible face aux dramatiques coupes budgétaires du gouvernement Milei, un cinéma du (dés)-espoir, ingénieux, facétieux, parfois radical (Quelque chose de vieux, quelque chose de neuf, quelque chose d’emprunté), souvent empreint d’une poésie de la lose qui s’amuse des genres (El Profesor, Los Delincuentes), un cinéma qui inquiète (Laura Trauquen) mais qui jamais, à l’image de son peuple chambreur, n’aura l’outrecuidance de se prendre au sérieux (le groupe de cinéaste punk et libertaire El Pampero cinema). Après un court-métrage remarqué (La Siesta, 2019), Federico Luis, jeune réalisateur porteño enflamme la Semaine de la critique cannoise l’année dernière avec son tout premier long-métrage, ce Simón de la Montaña joueur et disruptif. Le jeu est bien au cœur du procédé, l’époustouflante scène d’ouverture et sa théâtralité dramatique à la limite du burlesque annonce avec génie la véhémence de sa suite. Simón et ses camarades tentent en vain de gravir la statue d’un Christ rédempteur en pleine tempête apocalyptique, la férocité du vent et ses tornades de poussière les privant de toute visibilité et d’un réseau téléphonique coupé. Jusqu’à ce que Federico Luis inonde son cadre d’un blanc sacré pour éteindre cette grandiloquence narquoise. Le théâtre, le jeu, cette ouverture opératique, voilà ce dans quoi Luis nous plonge, la frontière absurde entre l’inconsciente folie et la conscience matérielle, la réalité de jeunes handicapés mentaux et Simon qui semble-t-il tente l’imitation, le brouillard nous embrouille, ce qui est vrai, ce qui est faux, son dodelinement de tête sur-joué, son jeu d’acteur forcé qui joue le retardé (« Plus tu fais l’idiot, plus ça marche » lui glisse son partenaire de jeu Pehuén), tout semble faussé, inversé, le réel ne cessant de s’imbriquer dans l’irréel, le jeu intégrant la vie, la vie découlant du jeu (innombrables exemples, lorsque Simón souffle le texte de Roméo et Juliette sur scène à Pehuén, Pehuén la scène suivante lui susurre des phrases pré-mâchées à sortir devant un directeur d’institution, la partenaire de Pehuén sur scène qui lui avoue son amour en disant qu’elle ne le joue pas, Hamlet répété et cité par le jeune Simón dans une vidéo VHS de son enfance, …). Cette absence d’ « authenticité » pourrait sembler pervers, mais de nouveau, Luis nous saisit : là où l’on s’imagine que tout est faux, tout prend sens dans la plus pure des vérités, celle d’une liberté d’être définie par son indéfinition : Simon par le jeu s’affranchit des codes, des formulaires, souverain de ses actions, et libre d’aimer, de donner, de sauver.

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Simón c’est aussi son audition, lui qui feinte une surdité s’appareille d’un amplificateur à son oreille gauche. Et par ce système mécanique, peut aisément intensifier le bruit ambiant, ou s’en couper. Lors d’une séquence finale poignante, là où la violence naît face au mur de l’incompréhension (et sa représentation, un écran de téléphone), Simon s’isole dans un pseudo-silence où seul va résonner le brouhaha d’un combat corps à corps. A l’inverse, lorsque l’amour émerge, et cette scène faussement silencieuse où Simon dévisage Colo qui s’amuse en roller, la musique s’élève, les corps eux sont encore distants, mais les cœurs se joignent dans l’unique scène musicale du film. Entendre, c’est aussi écouter. Là où Simón se livre au silence par l’écoute des autres (et notamment sa docilité avec Pehuén), sa mère et son beau-père se morfondent dans l’inaudible, il n’y a pas d’écoute, mais un jugement catégorisant, il n’y a pas de compréhension sans audition, l’on parle souvent d’aveuglement face à une situation, l’on devrait plutôt parler de surdité. Ne pas savoir écouter, c’est ne pas savoir voir. Et surtout, ne pas savoir comprendre. Car en cette fin radicale, Luis va nous pousser à l’interrogation suprême, cette séquence extatique de violence n’était-elle donc pas l’ultime seul en scène de Simón ? Cette schématisation très clichée (la prise du couteau, cette hyper violence insensée, au sol, avec sa mère) l’amène là où il se rêvait d’être en tout début de film : face à une psychiatre qui va reconnaître sa (prétendue) folie en remplissant un formulaire dont il connaît déjà par cœur les réponses. Là encore, nous voilà embrouillés par Luis qui nous pousse, encore plus loin, à nous interroger sur le sens du réel.

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Mais là où le film grandit, et prend la hauteur nécessaire à sa réussite, c’est que in fine, Luis se détourne sauvagement de cette interrogation du vrai et du faux. Et qu’il va consciemment délaisser : car ce qui compte et nous importe, c’est bien l’amour émergeant et son merveilleux sens du partage, l’effet de troupe (de théâtre d’ailleurs, pour garder un fil conducteur) dans la destruction (de cette armoire), la connerie (la bagarre de chips), dans l’apprentissage (de la conduite), et le don de soi (le sauvetage de la noyade). Cet amour collectif va glisser vers l’amour individuel lorsque Colo et Simón se rapprochent enfin dans cette tension d’un baiser qui mettra tant de temps à arriver. Jaillit alors un amour inconditionnel, un amour sans catégorisation, sans formulaire, l’amour d’être avec un autre, avec les autres, sans aucune autre considération que celle du partage insouciant, inconscient : se tait alors notre possible mépris pour un Simón joueur voire manipulateur qui devient, par la beauté de ces séquences, un être unique dans sa plus pure indéfinition.

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