[Critique publiée le 3 décembre 2007]
Dix ans de silence. Après The Rainmaker en 1997, Coppola n’était plus que l’homme des projets avortés (dont son alléchant Megalopolis qui ne pouvait aboutir dans le climat qui suivit le 11 septembre). Tout au plus figurait-il désormais comme producteur exécutif au générique des films de sa fille… Se pouvait-il qu’un des plus grands cinéastes américains ait mis fin à sa carrière, à l’instar d’un Michael Cimino dont on attend toujours des nouvelles (toujours pas de tournage annoncé pour La condition humaine). Il y a quelques mois, on apprit qu’il avait terminé en numérique, presque secrètement, en Roumanie, Youth without youth, avec Tim Roth et Bruno Ganz. On pouvait présager qu’il se limiterait au classicisme formel de son précédent opus ; au contraire Youth without youth se dérobe à un accès dès la première vision : le réalisateur démontre encore avec une conviction renouvelée la force expérimentale d’un cinéma qui ne cesse de se découvrir, de se créer, de de modifier, de se réinventer, de tester de nouvelles variations, de nouveaux chemins.. Cette « jeunesse sans la jeunesse » embrasse autant une conception du cinéma que l’oeuvre d’un créateur de 60 ans qui s’affronte de plus belle au au cinéma avec l’enthousiasme d’un jeune homme qui découvre ses possibilités et ses richesses. Le fond s’y mêle délicatement à la forme quand l’évocation de la jeunesse éternelle fait écho à la jeunesse d’inspiration et au refus de capituler.
Coppola s’y montre partagé entre ce désir d’innover et la nostalgie des grands classiques. Le romantisme spirituel et naïf, les couleurs chatoyantes rappellent les productions Powell-Pressburger auxquelles le générique d’ouverture fait ouvertement référence. Le romanesque fantastique et le chassé-croisé du réel et du surnaturel qui joue avec le temps et la mort, rappelle Une question de vie ou de mort, tandis que la spiritualité de la deuxième partie nous renvoie au Narcisse noir. La singularité tient justement à ce carrefour des influences qui fait naître une belle unité de cette symbiose. Par ce mélange de légereté mélancolique et de naïveté bouleversante Coppola touche à l’essentiel.
Coppola adapte l’oeuvre du philologue, historien des religions et écrivain Mircéa Eliade. La quête du héros ressemble d’ailleurs fortement à celle de l’écrivain qui parlait couramment huit langues, croyait en la métempsychose et l’éternel retour. Et cette dimension autobiographique – en un moi démultiplié – trouve sa résonnance dans le cinéaste lui-même. Il en résulte une interrogation à trois voix sur la vanité humaine, sur cette véhémence à vouloir faire « l’oeuvre de sa vie » ou de faire de sa vie une oeuvre. Le cinéaste d’Apocalypse Now prend acte de son passé d’auteur démiurgique avec son égo démesuré, son avidité à parvenir à enfanter un cinéma-monde qui dépasserait son créateur. Youth with youth en effet évoque l’obsession de la perfection et du projet d’une vie. Ainsi, le personnage de Dominik en quête constante de connaissance, de parvenir à tout comprendre, tout posséder sonne d’une étrange manière. Quête insatiable de la connaissance, de l’accomplissement intérieur, et de la postérité du « moi ». La sensation de la « mission » humaine qui conduit immanquablement à une dépossession de soi, un oubli de son humanité est un thème récurent chez Coppola (Cf Conversation secrète dans lequel le héros voyait progressivement émerger sa conscience, sa responsabilité, et son humanité) que nous retrouvons également dans Youth without youth. La vanité de la gloire, d’achever sa vie comme on termine une œuvre abolit le temps historique, passé présent ou à venir. Le héros traverse les événements majeurs de l’Histoire sans qu’ils semblent affecter ses émotions, le cours de sa pensée, son existence. Tout au plus s’évade t’il de la part obscure de l’Histoire en refusant d’en être partie prenante, par des changements d’identité et de lieux qui confinent à l’effraction voire à l’imposture. L’Histoire n’est plus qu’un décor immuable devant lequel le héros évolue comme une ombre.
Nouveau Prométhée, Dominik s’égale à un Dieu, prétend se mesurer au monde mais n’en reste pas moins homme. Son idéal, son unique pensée consistent à faire de sa personne et de son existence son propre chef d’oeuvre, par un dépassement irrépressible, jusqu’à l’absurde idée d’inventer une langue pour les hommes du futur, tendant à devenir une pure pensée et à nier sa condition. La connaissance ultime, le vrai choix n’arrive qu’au moment de la mort.
Youth without youth excelle dans son mélange des genres, au carrefour de la réflexion philosophique kubrickienne et du divertissement fantastique. Il nous transporte de la Roumanie à l’Inde en passant par la Suisse. Il tient pour sa première partie du feuilleton des années 50 malgré une immersion instantanée dans une atmosphère fantasmatique et onirique qui dissipe immédiatement les repères, dans un télescopage des perceptions qui rappelle La Clepsydre de Has. Vertige du temps, de l’homme… Les sens sont toujours troublés, nous laissant dans l’incapacité de saisir réellement ce que nous avons vu dans un miroitement de perspectives constant, une impression de perception sous l’emprise de quelque drogue où l’image vacillante semble toujours près de nous échapper.
Les interrogations philosophiques posées par ce voyage mirifique aux origines de la connaissance et de la conscience (d’où venons nous, quand avons-nous commencé à penser, quelle fut la première langue, vers quelle évolution l’homme est-il conduit ?) rejoignent les mêmes thèmes que 2001 qui appuyait également cette vision de renaissance, de voyage de vie et mort emprunte le cours d’une spirale qui rejoint fatalement la boucle du temps. Formellement Youth without youth n’a évidemment pas la rigueur du chef d’oeuvre de Kubrick, et Coppola accuse souvent une baisse de rythme, une certaine confusion (de plus la fin semble quelque peu expédiée et baclée), mais cette maladresse, ses scories semblent s’inscrire dans la dimension intime du propos. Le télescopage temporel, les sursauts, le caractère haché de la trame narrative au terme du récit accentue la sensation d’échec existentiel. Là où en effet, le poids de la thémathique incitait au baroque d’un Dracula, Coppola privilégie le refus du spectaculaire, ce qui donne une oeuvre plus palpable et plus introspective.
Au delà de la réflexion philosophique il brasse les grands thèmes fantastiques, du voyage dans le temps à la Matheson au mythe faustien, voire à la légende de Cagliostro et la quête de la jeunesse éternelle. Ce regard sur un temps vertigineux et sans retour, quelque attachement que l’on lui porte plonge depuis des années le cinéma de Coppola dans un bain de mélancolie, qu’il s’agisse de son immersion dans la nostalgie des années adolescentes d’Outsiders et Rumble Fish ou des regrets et des espoirs de remonter les années pour modifier sa vie dans le superbe et émouvant Peggy Sue got married. Ici Coppola les fond dans un discours philosophique et spirituel qui s’interroge sur le but de l’existence, les rapports à autrui et l’accomplissement spirituel. Youth without youth se rattache ainsi très astucieusement à Dracula, en faisant dans son ambition insatiable de connaissance, et sa quête d’une éternelle jeunesse une forme de vampirisme qui détruit lentement celle qui l’aime et qu’il approche.
La virtuosité du cinéaste tient à cette capacité à briser les ponts entre les genres, à parvenir à une osmose entre la réflexion métaphysique et autobiographique, la fable philosophique, et le fantastique. Prenant le risque d’être taxé de new age, Coppola, dans sa deuxième partie verse dans le mysticisme, dans un ésotérisme digne de La montagne sacrée de Jodorowsky et nous rappelle à quel point le fantastique n’est parfois qu’un avatar de la pensée philosophique, passé par le prisme de de la fiction, et parfois difficile à distinguer du spirituel. Ainsi, l’investigation par la perception, l’intuition, la sensation prennent le pas sur la démarche logique occidentale. Intégralement ouvert, Youth without youth préfère poser les jalons d’une interrogation plutôt que d’y répondre. Il perd le spectateur, continue à se projeter à l’intérieur de sa tête après la projection, lui offrant ainsi la possibilité de puiser les réponses en lui-même.
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