D’une inépuisable productivité (il en est désormais à vingt-et-un films en vingt-quatre ans), François Ozon maintient une cadence soutenue de près d’une réalisation par an. Prolifique et aventureux, il façonne une filmographie, non sans accrocs, au sein de laquelle plusieurs pans se dessinent, s’entremêlent, et parfois communiquent entre eux, stimulant l’intérêt à chacune de ses sorties, ou presque. De l’exploration frontale de sujets de société (Grâce à dieu, Tout s’est bien passé, Une nouvelle amie, Jeune et jolie) aux exercices de styles maniérés (L’Amant double, Dans la maison) en passant par les adaptations de matériaux divers (pièces de théâtre, remakes, adaptations de romans…). Son nouvel opus, Peter Von Kant est une relecture des Larmes amères de Petra Von Kant (1972), quatorzième long-métrage de Rainer Werner Fassbinder, lui-même adapté de l’une des pièces de ce dernier, montée un an auparavant par Peer Raben (futur compositeur fétiche de l’auteur de Querelle) au Landestheater Darmstadt. La fascination d’Ozon pour la figure tutélaire de Fassbinder n’est pas nouvelle, son troisième long, Gouttes d’eau sur pierres brûlantes en 2000, transposait avec talent Tropfen auf heiße Steine, rédigée par le réalisateur allemand à l’âge de 19 ans et jamais mise en scène ni sur les planches, ni sur grand écran. Il en va de même quant à son intérêt à l’égard du cinéma germanique, six ans après son formidable Frantz, qui était davantage un remake de Broken Lullaby (1932) d’Ernst Lubitsch qu’une réadaptation de l’écrit de Maurice Rostand à l’origine du film. Deux ans après Été 85 (défendu dans nos colonnes) qui manifestait un désir de retravailler les grands motifs de son œuvre, revisiter ses propres travaux (incluant au passage la partie court-métrage) tout en touchant à l’un des récits l’ayant construit, le cinéaste poursuit d’une certaine manière cette voie dans un cadre nettement différent. Tourné pour un petit budget, en très peu de temps, avec un décor quasi unique et un casting réduit (il collabore pour la troisième fois avec Denis Ménochet après Dans la maison et Grâce à Dieu, en même temps qu’il concrétise un vieux rêve, celui de filmer Isabelle Adjani), ce dernier tend à rapprocher deux tendances de son art : la transposition du théâtre au septième art, sa veine la plus populaire (8 femmes, Potiche) et l’hommage fétichiste… Peter Von Kant (Denis Ménochet), célèbre réalisateur à succès, habite avec son assistant Karl Stefan Crepon), qu’il se plaît à maltraiter. Grâce à la grande actrice Sidonie (Isabelle Adjani), il rencontre et s’éprend d’Amir (Khalil Ben Gharbia), un jeune homme d’origine modeste. Il lui propose de partager son appartement et de l’aider à se lancer dans le cinéma…
L’hommage aux travaux de Fassbinder se révèle ici polymorphe. À l’auteur de Lili Marleen, Ozon emprunte la période historique et la situation géographique, l’Allemagne de 1972, créant ainsi un écho direct à Gouttes d’eau sur pierres brûlantes. Cependant, les vingt-deux ans qui séparent les deux longs-métrages témoignent d’une mue évidente et d’une évolution évacuant immédiatement l’idée d’un retour en arrière. La mise en scène qui affirme le goût d’une forme léchée, exclut de l’équation la reconstitution figée et stérile, à laquelle s’ajoute un travail sur les couleurs magnifié par la photo de Manu Dacosse, qui retrouve pour la troisième fois le cinéaste après L’Amant double et Grâce à Dieu. Le film multiplie les références artistiques, notamment à une culture et une imagerie gay autant ancrées dans un référentiel 70’s (l’affiche inspirée d’Andy Warhol) que dans l’iconographie religieuse, à l’instar de ces représentations de Saint Sébastien qui ornent les murs du l’appartement. Ludique, le réalisateur instaure un jeu de connivence avec le spectateur et son bagage cinéphile. Il va ainsi piocher dans diverses œuvres de son aîné, notamment Querelle, dont la chanson Each Man Kills the Thing He Loves, interprétée par Jeanne Moreau est ici reprise en allemand par Isabelle Adjani, ou l’usage de la composition de Peer Raben, Dark Chariot (que Wong Kar-Wai avait également incorporé à son 2046). De même, la présence d’Hanna Schygulla, déjà apparue dans le précédent Tout s’est bien passé, dans le rôle extrêmement symbolique de la mère du protagoniste, crée un dialogue touchant entre les filmographies des deux artistes. Le casting restreint confronte trois générations d’acteurs, mêlant comédiens chevronnés (Adjani reprend le rôle de muse initialement campé par Schygulla) et débutants prometteurs, dans des directions diverses au sein desquelles surnage un formidable Denis Ménochet dans une prestation tour à tour bouleversante et exubérante. Étrangement, ce faux remake fait le choix de trancher radicalement avec la sécheresse tragique et le rythme lancinant de son modèle en n’hésitant pas à flirter avec le pastiche ou misant sur des instants suspendus dans le temps, comme en témoigne l’hallucinante séquence de danse de Peter. Très proche de ses racines théâtrales, explicitées au travers de la chanson Comme au théâtre de Cora Vaucaire, Peter Von Kant va même jusqu’à puiser son énergie et son tempo dans une approche purement française proche du Vaudeville. Bien que fidèle à Fassbinder, jusque dans la réutilisation du tube In My Room des Walker Brothers, Ozon s’empare de son matériau pour en tirer une adaptation personnelle. Il recolle avec certaines de ses thématiques (les sentiments complexes et contrariés, sujets à jeux de manipulation ainsi que les rapports d’emprises qui en découlent) et son style, jusqu’à un climax émotionnel presque jouissif dans son lien pulsionnel à la destruction, à mille lieux du funèbre et du mortifère des Larmes amères de Petra Von Kant. S’il reste fidèlement ancré dans son époque d’origine, le film opère des changements notables, notamment au niveau du sexe de ses personnages principaux et du milieu à l’intérieur duquel ils évoluent (on délaisse la mode pour le cinéma). Conscient que dans cette direction, son récit pourrait facilement renvoyer à des situations toxiques dépeintes par le biais de multiples scandales au cours des dernières années (#MeToo, Weinstein…), le réalisateur sait laisser la porte ouverte à cette lecture sans pour autant la surligner et risquer de faire de l’ombre à ses préoccupations les plus intimes. Malicieux, il joue ainsi sur plusieurs tableaux, quitte à n’en esquisser parfois que les contours.
Difficile de ne pas voir dans ce cinéaste obsessif et passionné, le reflet déformé de Fassbinder mais aussi d’Ozon lui-même. Ce dernier s’identifie ici à sa figure tutélaire moins dans un dessein mégalo d’auto célébration que dans une introspection critique de ses méthodes et de son travail. Dans un jeu de mise en abîme constant, il réinvestit de nombreux motifs de son œuvre (le théâtre de boulevard avait déjà inspiré Huit femmes et Potiche), embrassant son propos souvent avec talent et lucidité, ou restant parfois en surface sous d’autres aspects (le lien à la famille qui arrive assez tard dans le récit). Lorsque le metteur en scène tombe le masque et dépasse son statut d’admirateur livrant une œuvre hommage, il tire les moments les plus incarnés, telle cette ultime séquence où le casting d’Amir devient un film dans le film. Il retrouve même par instants un mauvais esprit et une ironie mordante qui infusaient ses premiers longs-métrages – Sitcom en tête, même s’il est intéressant de constater que ce cycle s’était précisément achevé sur Gouttes d’eau sur pierres brûlantes – notamment à travers Karl, assistant soumis et réifié, loin de la Marlene de Fassbinder, spectatrice froide et souvent centrale des aventures de sa « maîtresse ». Les rapports de domination / soumission sont évidemment au cœur du scénario et créent des duos voire des couples, dont les sentiments et les interactions se révèlent faussées ou, tout du moins, contrastées. Ainsi, Sidonie et Lester, amants en apparence parfaits, ne sont, in fine, pas si éloignés de la relation perverse qu’entretient Peter avec Karl ou même Amir. L’auteur de Frantz s’éloigne en cela d’un conformisme quant à sa vision des mœurs qui a pu alourdir son cinéma au cours des dix dernières années (Jeune et jolie trompait par son impressionnante maîtrise cinématographique, et délivrait un discours contestable, moralisateur et possiblement archaïque), voir parfois purement et simplement trahir ses racines autrement plus subversives. Paradoxalement, bien que plus « chaleureux » et charnel dans les échanges entre ses acteurs, le réalisateur fait le choix de conserver l’idylle entre les deux hommes hors champ, et, tout comme Fassbinder, passe de la naissance de leur amour à la fin de leur liaison par le truchement d’une ellipse de neuf mois (durée qui n’est certainement pas dû au hasard). Le récit rejoint même par instants une approche quasiment méta, où le statut des personnages rejoint celui de leurs interprètes : Denis Ménochet, monstre de charisme au physique imposant, se reproche à longueur de temps d’être trop gros, Isabelle Adjani est renvoyé à son statut de superstar inaccessible dont les proches s’étonnent de la voir rajeunir de jour en jour. Une dimension pince sans rire et foncièrement ironique teinte alors le drame dévoilant un goût certain du contraste, entre noirceur terrible du propos et légèreté de surface. S’il ne s’impose pas comme un long-métrage majeur de François Ozon, Peter Von Kant demeure un objet filmique passionnant, entre exercice de style soigné, élégant, et autoportrait intimiste. Œuvre bilan d’une vivacité contagieuse, résumant en creux l’un des enjeux pour les prochains mouvements de la carrière de son auteur, marier la fraîcheur des débuts à la maestria filmique de la suite.
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