Ruffin renonce à décrocher la lune
Dans une interview donnée au journal Fakir, François Ruffin déclarait à propos du film : “Je ne voulais pas d’un film sur moi. Le sujet, c’est vraiment les gens”. Il ne voulait au départ pas d’un film tout court, puisque Gilles Perret (son co-réalisateur et caméraman) avait été éconduit une fois déjà par le député de la France Insoumise à la suite d’une approche en novembre 2018 pour réaliser un film sur le mouvement des gilets jaunes ; celui-ci préférant “le côté lonesome cow-boy” (sic) d’un éventuel déplacement pour entendre les revendication des manifestants.
Hélas, avec ce road-movie justicier qui se veut tourné vers l’amour du prochain et la beauté des “vraies gens”, François Ruffin et Gilles Perret ratent à la fois le pari de la discrétion et l’aboutissement d’un objet documentaire qui aurait pu porter en soi le goût d’une révolution. J’veux du soleil est, au mieux, un assez bon reportage sur le mouvement des Gilets Jaunes qui a mobilisé des dizaines de milliers de personnes à travers la France des ronds-points fin 2018 et début 2019.
2019 © Jour2fête
Le périple du duo de réalisateurs commence vers Amiens, par le changement des plaquettes de freins et du liquide de refroidissement, pour la somme de 350€. Un départ salé, en clin d’oeil à la cause originelle du mouvement né en octobre dernier, réaction à la nouvelle TIPCE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques), donc à l’augmentation du prix du gazole et de l’essence — avant extension du mouvement à d’autres causes ciblant la Macronie. Là aussi, il s’agira de faire de la route. Pas un trajet quotidien ; un trajet historique, sur une trajectoire nord-sud que l’on devine errante et spontanée — car les Gilets Jaunes, s’ils se réunissent les samedis pour manifester sur les giratoires et aux péages d’autoroutes, doivent régulièrement faire face à la destruction de leurs cabanes par les forces de l’ordre. Ainsi nous passerons (en n’omettant pas les numéros départementaux), par Albert (80), Mâcon (71), Annecy (74), Saint Julien-du-Serre (07), Loriol (26), Dions (30), pour enfin prendre un grand bain de soleil à Montpellier (34).
2019 © Jour2fête
Mais ces escales sont loin d’être touristiques. Les décors (zones industrielles et commerciales, bretelles, échangeurs, péages, giratoires, villages désertés de leurs petits commerces) comme le souligne François Ruffin, sont d’ailleurs disgracieux : car le mouvement est aussi “une lutte contre la dégradation esthétique”. On sent le leitmotiv très présent chez François Ruffin, qui n’hésite pas à relever plusieurs fois la laideur des aménagements périurbains, tout en essayant, par des gros plans des visages aux traits tirés, de renverser l’idée d’une beauté dominante. Les escales sont avant tout humaines et se composent de femmes et d’hommes, qui, tantôt filmés près des QG de fortune, tantôt filmés chez eux, nous livrent, faces caméra, ce qui les a menés à la lutte. Un point commun les unit tous : ils traversent une période de misère, misère qui depuis trop d’années n’osait pas dire son nom. D’invisibles, ils deviennent visibles. C’est pour la plupart d’entre eux la première fois qu’ils manifestent. Un intérimaire s’est laissé absorber dans la spirale infernale de l’étalement de paiements ; une femme mange grâce aux cartes cadeau Auchan qu’elle gagne en travaillant bénévolement dans une association ; un pizzaiolo mange un jour sur deux (lorsque son patron lui offre une pizza) ; une femme a dû reprendre le travail au lendemain de son accouchement ; un mari a honte d’approvisionner ses enfants en les emmenant aux Restos du coeur ; une handicapée inapte à travailler, à qui on a retiré les enfants, glane régulièrement ce qu’elle peut dans les poubelles du supermarché… Des témoignages qui nous plongent dans ces vies insupportables, aérés par des parallèles teintés d’ironie. Des parallèles musicaux (Marre des pauvres, de Didier Super ou Douce France de Charles Trénet), cinématographiques (L’An 01 de Jacques Doillon), ou encore journalistiques (une sélection choc des citations récentes dénotant le mépris de classe des puissants). Le tout intervient de manière très appuyée, comme autant de petites gourmandises symboliques disséminées tout au long du documentaire, sans égard pour le silence ; et donc sans égard pour la possibilité à toutes ces voix de se rencontrer vraiment. Si la beauté de ce film ne pouvait pas naître dans l’image, le pouvait-elle dans la subtilité ou l’humilité ?
De manière appuyée aussi — et c’était déjà la faiblesse de Merci Patron — François Ruffin, désigné interlocuteur (peut-être à juste titre, car représentant les Français par sa fonction), est de beaucoup de plans ; et s’il n’en est pas, irradie dans le hors-champ. Les questions sont la plupart du temps rhétoriques. À celle de savoir si des villageois aimeraient que l’Elysée soit délocalisé dans leur commune, une gilet jaune rétorque très justement qu’il vient chercher les réponses qu’il veut entendre. Notamment via cette question récurrente, qui résonne évidemment comme une provocation : “Est-ce que vous êtes des fachos ?”. La réponse, à l’époque des contre-vérités, mérite effectivement d’être rabâchée ; mais n’est-ce pas la mission du documentaire de nous la faire entendre de manière moins intrusive ? Ruffin se rend compte de la limite antidémocratique de sa démarche, alors qu’il organise sur le ton de l’humour un vote à mains levées, et qu’il découvre que personne ne vote contre sa proposition, caméra oblige. Il multiplie également les jeux de rôles, interprétant le personnage du président de la république et invitant les manifestants à lui adresser leurs doléances. Ses interventions, plus ou moins pertinentes, plus ou moins drôles ou instructives, se multiplient et en font peu à peu un personnage aux intentions ambivalentes, loin de la promesse de départ. N’est-il que le recueilleur de ces témoignages ?
2019 © Jour2fête
Ce n’est pas dans son sujet mais dans sa forme que J’veux du soleil pose des questions de fond. Ce film est-il réellement la meilleure arme de l’opposition à l’heure où le Grand Débat est perçu par beaucoup de sympathisants Gilets Jaunes comme une mascarade ? François Ruffin et Gilles Perret n’ont pas la prétention d’offrir une tribune à tous les manifestants, et se heurtent, de fait, à un écueil semblable. Ce qui nous amène à nous poser les questions suivantes : un documentaire peut-il structurellement être démocratique ? Est-il juste de laisser une si grande place à l’impensé pour documenter un événement aussi majeur que celui-là — lorsqu’on est élu qui plus est ? Ici, le résultat de l’exercice est partiel et assez linéaire, et la route nord-sud est interrompue brusquement par le littoral — la fin de la route — de manière bizarrement coïncidente avec la fin du film. Si J’veux du soleil dresse parfois des portraits éclairants sur la condition de vie de beaucoup de Français, le précédent film de François Ruffin, Merci Patron, avait au moins le mérite de déplacer des montagnes, par son insolence et sa noble quête obsessionnelle. Entre l’effacement de soi au profit du peuple et le film-performance comme manifeste politique, il aurait peut-être fallu trancher. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : le fond de l’air social qui règne en France est tel qu’un film comme J’veux du soleil sera toujours intéressant à visionner ; soit pour maintenir les consciences éveillées, soit pour se souvenir dans des années, sous forme d’archives. Il est à noter (cf: l’interview des Cahiers du Cinéma, issue de mars 2019) qu’Antonin Peretjatko prépare un film de fiction en 16mm et en caméra 3D sur le même sujet : Les Rendez-vous du samedi, en y intégrant “vraiment les gens”, lui aussi.
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