Toujours appréciable, le dernier Wiseman est un documentaire fleuve de 4h dédié au campus de Berkeley en Californie, la plus prestigieuse université publique américaine, qui fût aussi un haut lieu de contestation étudiante et citoyenne. Le film œuvre clairement pour le plaidoyer d’une université publique aujourd’hui menacée, tout en gardant une stricte objectivité documentaire. Inquiet et optimiste à la fois, "At Berkeley" rend hommage à l’investissement et à la qualité de la communauté humaine du campus.
Sous l’apparente tranquillité de sa forme, qui semble couler uniformément par blocs de séquences, alternant grosso modo entre cours et réunions internes, "At Berkeley" brasse une grande diversité d’aspects et de questions, tantôt à peine esquissées par de petites annotations, tantôt longuement déployées. Le film ne détaille aucuns individus, enseignants ou étudiants, il reste un portrait de la communauté universitaire au travail. Parfois, le réalisateur se borne à observer les différentes situations de classe, du cours magistral jusqu’aux séances d’échange en petits groupes où la parole circule plus informellement. Les disciplines se confondent sans qu’on en saisisse d’emblée la teneur ou le contexte, faute de préambules ou de sous-titres. Wiseman procède comme un invité qui furète en balayant du regard l’immensité de son sujet. Comme lui, le spectateur, s’immerge sans transition, au gré des portes entrouvertes. Ceci dit, tout le début sera vu à travers une question récurrente, celle de la baisse des moyens avec ses problèmes afférents : la difficulté croissante des classes moyennes, la réduction des aides, l’endettement des étudiants, le risque d’une hausse des frais d’inscriptions et d’une inégalité d’accès aux disciplines. Ce nid problématique fait toute la richesse et la tension d’une bonne moitié du film. La force de l’enjeu est tel qu’il semble infléchir le contenu des autres scènes. Un cours de littérature sur l’étang du "Walden" de Thoreau, un projet de recherche sur des jambes mécanisées pour hémiplégiques, un plan des étudiants qui se prélassent au soleil, vont devenir malgré leurs éloignements, la métaphore, le prolongement ou l’envers de cette lutte qui se joue sourdement. Les plans répétés des bâtiments, des pelouses et du majestueux portail d’entrée, montrent combien l’institution tente de résister aux assauts du libéralisme en offrant son enclos imperturbable aux étudiants.
En parallèle, le film donne à voir les questions internes propres au fonctionnement et à la direction de l’établissement, du plus anecdotique en apparence (le nombre de tondeuses à gazon) jusqu’aux questions cruciales (le maintien des emplois). L’administration prône au nom des difficultés financières et de l’efficacité des refontes d’équipes, dans une logique inspirée de l’entreprise. Ailleurs, c’est la différenciation des salaires ou les contreparties en équipement qui sont discutés, afin de garder ou d’attirer les enseignants les plus convoités, et d’échapper à la concurrence des établissements. Entre tout cela, s’immiscent la vie du campus et de ses abords, des scènes de détente, des fêtes nocturnes et la persistance d’une activité contestataire dans la tradition des mouvements dont Berkeley fût le catalyseur et l’initiateur. C’est même dans des scènes secondaires, comme celle où un vieil employé noir balaie à grande peine d’interminables volets d’escaliers, soulevant des pelotes de poussière qui chutent lentement dans le vide, que Wiseman touche subrepticement. La séquence, muette et autonome, est donnée sans sous-texte au gré d’une émotion directe. Elle trouvera bien-sûr un pendant dans le film, lors de débats sur la précarité ou l’insuffisance des agents, mais suffisamment détaché pour que la scène existe en soi. A posteriori, ce passage fera même écho à la question de la diversité et aux discriminations encore présentes dans les groupes d’étude, mais sans aucun manichéisme.
Dans sa note d’intention, Wiseman désamorce les reproches qu’on pourrait lui faire lorsqu’il dit : "Je pense que c’est aussi important de montrer les gens intelligents, tolérants et passionnés par leur travail, que de faire des films sur les échecs, l’indifférence et la cruauté d’autres personnes." Comme il l’a montré ces dernières années, le réalisateur assume le fait de s’intéresser à des institutions ou des établissements de prestige, qui sont moins problématiques et d’une certaine façon, plus enclins à fasciner. Cette évolution, un peu plus consensuelle dans le choix des sujets, interroge nécessairement, même ici quand elle sert un but louable, en ce qu’elle paraît moins audacieuse et stimulante. Il y a aussi le risque que l’on aime le film davantage pour ce qu’il défend, que pour ce qu’il montre ou pour la manière dont il le fait, sans oser avancer une critique. Néanmoins, le film, pour peu que l’on s’ouvre à ses nuances, et que l’on dépasse son égalité apparente, ne se résume ni à un exercice d’admiration ni à une leçon béate de combativité. Au même titre que les autres documentaires de Wiseman, "At Berkeley" demeure une expérience de regard salutaire, ouverte et complexe, sans excès didactiques ni significations appuyées.
crédit photographies © zipporah films
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