La pulsação des banlieusards
Quartier de Laguna à Contagem, ville satellite de Belo Horizonte, Minas Gérais, Brésil. S’il arrive que les enfants de Contagem naissent d’un coup de foudre, Il arrive parfois à ces mêmes enfants de mourir d’un coup de feu dans la tempe. C’est ainsi que commence Au Coeur du monde ; par un anniversaire interrompu trop vite, une balle partie dans la mauvaise tête, un silence éphémère.
Ana, Beto, Miro, Selma et Marcos vivent à Laguna. Ils·elles sont voisin·es, ami·es, collègues ou fiancés, et rêvent tous et toutes d’échappées. Dans un quotidien où l’instabilité règne en maître, leur destin est voué à s’entrecroiser.
« Contagem é o motherfucking Texas » (« Contagem est le putain de Texas ») extrait de la bande originale du film – Texas du rappeur MC Papo
Au Coeur du Monde – 2019 © Survivance
Avant d’être un film sur les bandes armées, les voleurs de montres, les braqueurs aux yeux candides, c’est un film sur les victimes collatérales du système. Au Brésil, le capitalisme post-esclavage s’est trouvé une place de choix dans la classe moyenne aisée, repoussant sans cesse les corps noirs loin des centres, à l’écart des vitrines, des jobs de rêve et des élites… À la différence du cinéma dit « social » tel qu’on le consomme souvent sur grand écran ou à emporter, ce n’est pas seulement un film « sur » mais un film « avec » — un film de présentation plutôt que de représentation. Car les silhouettes qui peuplent le cinéma de Gabriel et Maurilio Martins sont celles avec lesquelles les deux réalisateurs ont grandi, le voisinage des lieux dans lesquels ils ont choisi de tourner à Contagem. On retrouve d’ailleurs certain·es comédien·nes de Temporada d’André Novais Oliveira, également tourné à Contagem [NDLR : aux manettes de Filmes do Plastico, les Martins sont aussi les producteurs du film, sorti en novembre dernier sur une poignée d’écrans en France]. Par exemple, la stupéfiante Grace Passô ; ou encore une des actrices de Bacurau, Barbara Colen, où il était là aussi question de populations invisibles.
Et au coeur du monde, c’est à dire loin de la surface, se meuvent des corps noirs, parfois obèses, des corps secs, des corps vieillis ; des corps dont les trajectoires sont pour les uns semi stationnaires (du salon de chez maman au bar du coin), pour les autres pendulaires (d’un bout à l’autre d’une ligne de bus pour le centre-ville) ou cycliques (lorsqu’il s’agit d’arpenter la ville quotidiennement pour vendre des produits d’entretien au porte-à-porte).
Au Coeur du Monde – 2019 © Survivance
Mais Au coeur du monde ne se limite pas à une « auto-ethnographie ». Dans cette nouvelle géographie des corps périphériques naissent en deux heures sous nos yeux plusieurs genres cinématographiques, l’un chassant l’autre sans que jamais la tension ne se tarisse. Si le générique de début est marqué par une puissante séquence de portraits au ralenti sur du rap mineiros [du Minas Gérais NDLR], le point fort de la mise en scène des Martins est sans conteste les plans séquences — dialogues ou monologues — interprétés par des comédiennes et comédiens exceptionnels. Ces situations, parfois tournées in situ (notamment dans des fêtes que l’on devine non simulées ou dans des espaces publics) sont incorporées dans le vivant et ouvrent ainsi la voie aux coups d’oeil impromptus, à l’improvisation. La caissière du bus voit le cours de sa journée ébranlé par une passagère particulièrement contrariante. La photographe d’une photo de classe raconte la mort de son petit ami en disposant nonchalamment un décor. Une jeune femme fraîchement sortie de prison fume un pétard en cachette de sa grand-mère. L’inventivité et la subtilité de cette mise en scène en tableaux ne fera que croître, jusqu’au point d’orgue du film : une bascule inattendue mais maîtrisée dans le film de gangster à suspense. L’esthétique télévisuelle type « telenovela » fait parfois d’espiègles irruptions sur les visages, dans les panoramiques et dans les pianos, donnant au tout un nappage légèrement mélodramatique qui transcende la banalité.
De la même manière que les genres, les sons et les musiques s’interpénètrent dans une géographie auditive savamment dessinée ; le son d’une télé allumée côtoie les conversations de la rue et le bruit des moteurs, qui côtoient la sono d’un bar qui côtoie une autoradio allumée, et les musiques rajoutées, au premier plan, dans l’oreillette du spectateur. Toutes les strates sonores glanées par un ingénieur du son particulièrement consciencieux ont d’ailleurs été réinjectées dans le montage du film en fonction de la localisation de l’action sur la carte de Contagem. L’orchestration des différents plans de la verticalité urbaine marque également le film : si la rue appartient au tout-venant, les personnages qui se prennent à rêver le font généralement sur des toits d’où ils peuvent prendre un peu de recul sur le monde… quand les opérations des puissants, elles, se jouent carrément sur les rooftops des grands immeubles qui surplombent la plèbe.
Au Coeur du Monde – 2019 © Survivance
« Le coeur du monde, c’est le prochain endroit ; là où on veut aller, là où vont nos désirs. Ici, ce n’est plus le coeur du monde » Selma
Comme chez Mendoza Filho (qui qualifie d’ailleurs le film de « l’un des meilleurs films de cette nouvelle vague brésilienne ») ou dans Temporada, les femmes noires occupent une large place dans l’histoire, pour ne pas dire qu’elles en sont les principales écrivaines. Il y a les mères, qui lorsqu’elles ne pleurent pas leurs fils tentent de les raisonner, mais aussi une nouvelle génération de filles, indépendantes, qui tentent de prendre en main leur destin ; l’une achète une voiture pour devenir conductrice VTC, l’autre est sur un gros coup tandis qu’une troisième sort tout juste de prison. Tout le film est marqué par un matriarcat aussi dû à l’absence paternelle, qui, pour reprendre les termes de Gabriel Martins dans un échange avec le public à la Cinémathèque Française le 2 décembre dernier, n’est « pas une sensation, mais une réalité ». Autre réalité bien tangible dans Au Coeur du monde : celle du racisme systémique qui fait des personnes noires les premières concernées par la mise en orbite autour de l’axe dominant Rio/São Paulo et autour des centres, par les situations précaires et les bavures policières. Et le propos du film résonne d’autant plus que ces corps différents « agissant » sont aussi de l’autre côté de la caméra, car le film s’écrit de l’intérieur. Si le film n’est pas en soi une tribune politique contre la droite actuelle (la confection du film ayant commencé des années avant la destitution de Dilma Rousseff et l’investiture de Jair Bolsonaro), sa simple existence est par essence politique. Elle est le fruit d’une politique publique culturelle permettant l’accès des étudiants les plus pauvres à une bourse pour étudier, et c’est ainsi que ce sont lancés les Martins. Tel un double de fiction, un jumeau au destin brisé, Gabriel Martins fait d’ailleurs un caméo dans Au coeur du monde : le corps inerte du jeune homme abattu, c’est lui.
Au Coeur du Monde – 2019 © Survivance
Après la sortie française de Bacurau en mai dernier, on observe en cette fin d’automne une succession de sorties liée au cinéma brésilien des marges. Temporada, précédemment cité, qui brille par la finesse de sa mise en scène naturaliste et sa bienveillance réparatrice ; Au coeur du monde, son pendant social à la double casquette de film noir ; et Indianara, documentaire d’Aude Chevalier-Beaumel et Marcelo Barbosa présenté à l’ACID à Cannes cette année, qui suit sur plusieurs mois la lutte d’Indiana Siqueira, militante pour les droits des personnes transgenres et travailleur·ses du sexe à Rio de Janeiro. Ce dernier film actuellement en salles nous éclaire sur les transitions d’une société Brésilienne qui voit ses avancées en matière de reconnaissance des marges pulvérisées par des événements dramatiques comme l’assassinat de Marielle Franco ou l’élection de Bolsonaro, et comment ceux-ci sont vécus chez les populations concernées.
Si vous en doutiez encore, Au Coeur du monde est un film à voir d’urgence pour compléter votre top 50 de la décennie. Une pépite protéïforme mais aboutie qui mesure la responsabilité et l’importance des images qu’elle met en scène.
À retrouver ici, une interview très complète des deux réalisateurs menée par Claire Allouche pour Débordements.
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