Est-il encore utile de présenter Gaspar Noé ? Nom indissociable – à tort ou à raison – d’un parfum de scandale depuis la projection cannoise d’Irréversible (2002), évocation immédiate d’un cinéma extrême, radical, provocateur, sulfureux… Son œuvre ne cesse, depuis lors, de cliver et de déchaîner les passions, moins sur la forme, dont la virtuosité a fini par être reconnue du plus grand nombre, que sur la portée de ses films et les supposées arrières pensées du cinéaste : la polémique est omniprésente. Ne prenons personne de court, nous (les auteurs de ces lignes) faisons partie de ses défenseurs, considérant Noé comme un spécimen unique dans la production française actuelle, proposant des expériences d’une puissance inouïe, souvent dévastatrices et bouleversantes, dont on est toujours sortis complètement groggy et durablement marqués. Cette donnée établie, le contexte qui entoure la sortie de son cinquième long-métrage détonne et laisse présager un possible changement de perception. Inspiré d’un fait divers survenu en 1996, développé dans le plus grand secret – tourné en 15 jours dans un décor unique – avant d’être révélé seulement à l’annonce de la sélection de la dernière Quinzaine des réalisateurs où il a remporté le Prix Art et Essai-CICAE, Climax a fait l’objet d’un consensus totalement inhabituel pour le réalisateur qui en serait, selon les dires, le premier surpris. On nous immerge aux côtés d’une troupe composée d’une vingtaine de danseurs réunis dans un hangar à l’occasion d’une fête de fin de répétitions avant le début d’une tournée à venir. La salle comprend un petit buffet avec des saladiers remplis de sangria et une platine au-dessus de laquelle est tendu un énorme drapeau tricolore pailleté. Après la joie, le bonheur d’être ensemble, la soirée commence à dégénérer lorsque quelqu’un est soupçonné d’avoir drogué la sangria…

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Au détour d’un plan sur une télévision diffusant des (fausses) interviews des différents protagonistes, de nombreux livres et VHS sont nettement visibles sur les bords du cadre. Virginie Despentes, Kenneth Anger, Luis Buñuel (à travers ses mémoires Mon Dernier Soupir), Jean Eustache, Dario Argento ou encore Rainer Werner Fassbinder se côtoient. Le réalisateur en profite pour donner subtilement une sorte de « mode d’emploi » de son film, exposant ainsi la liste de ses influences tout en introduisant ses personnages. Leurs tempéraments, leurs failles, leur fougue se révèlent au travers d’un dispositif à la fois rigide dans sa forme (plans fixes, entretiens face caméra) et faussement anecdotique, futile dans son contenu. Dès lors, Climax se présente en synthèse des codes visuels (générique de fin dès l’introduction, aphorismes jalonnant le film sous forme de cartons, souvent ironiques, pouvant être perçus comme des réponses amusées aux polémiques engendrées par le passé…) et des obsessions de son auteur (les différents dialogues elliptiques, la maternité, la natalité, l’inceste, les longs couloirs comme lieux de passage, de transition…). Film vibrant, vivant, cinéma de pure sensation, baigné dans une bande-son omniprésente réunissant Erick Satie, Cerrone, Daft Punk et les Rolling Stones, Gaspar Noé abandonne, ici, sa vision subjective, introspective, qui caractérisait Enter The Void et Love, au profit d’un point de vue extérieur, à la troisième personne. Ici, pas de protagoniste principal, mais plusieurs individualités distinctes, un groupe hétérogène rassemblé autour d’un même idéal, d’une même passion : la danse. Reprenant le tournage chronologique, expérimenté sur Irréversible (sans en déconstruire, cette fois, la temporalité), Climax s’avère sensiblement plus court (1h35), plus concis, plus condensé mais aussi plus épuré que ses deux précédents longs-métrages. Appliquant la règle théâtrale des trois unités (lieu, action, temps), structuré en deux parties distinctes, à la première euphorique, remplie d’une « pulsion de vie » salvatrice, traversée çà et là de saillies potaches (veine humoristique entrevue à travers les personnages interprétés par Vincent Maraval et Gaspar Noé lui-même dans Love), s’oppose, dans un second temps, une bascule brutale vers l’horreur pure, au sens littéral (folie, dérèglement du réel…).

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Avec la complicité de son fidèle chef-opérateur, Benoît Debie, et de la chorégraphe Nina McNeely (notamment connue pour ses travaux avec Björk et Rihanna), le cinéaste offre un morceau de bravoure initial sous la forme d’une scène de danse filmée en plan-séquence. Une quinzaine de minutes durant, la caméra mouvante alterne points de vue zénithaux et cadrage au plus près des danseurs, faisant littéralement corps avec eux. Visuellement éblouissant, cet acte fondateur renvoie à l’inventivité et la créativité du Pina de Wim Wenders. Le cinéaste allemand y composait des tableaux aux cadres presque immobiles, jouant sur la profondeur de champ et la multiplicité des « couches », pour immerger son spectateur, effet amplifié par une utilisation très pertinente de la 3D. Pourtant, là où Wenders faisait mine de nous tenir à distance, Noé, lui, nous plonge littéralement au cœur des chorégraphies, comme si ces deux démarches formelles, en apparences différentes, étaient complémentaires, obéissaient à la même volonté de magnifier le corps comme instrument artistique. Climax est une œuvre sensuelle, à la fois sexuelle, pulsionnelle et viscérale où la chair est exposée, malmenée, scarifiée, comme un vecteur à la fois de plaisir et de violence, d’exaltation et de prostration. Fidèle à la devise de Fassbinder, « du sperme, du sang et des larmes », Noé parsème son long-métrage de divers fluides organiques, la sueur, l’hémoglobine et l’urine se mêlant aux protagonistes dans une logique d’attraction/répulsion. Les corps y sont multiples, différentes silhouettes, morphologies, couleurs de peau, comme un refus de standardisation, à l’image des nombreux styles de danse présents à l’écran (Krump, Voguing, Waacking…). Les « ballets » y sont tour à tour, captés comme des expériences d’extase collective, des joutes tribales mais aussi tels des images cauchemardesques, à l’instar de ce danseur contorsionniste tordant son corps, évoquant les gravures de l’Enfer de Dante par Gustave Doré. Film de groupe, au sein duquel émerge néanmoins une individualité, la chorégraphe de la troupe, incarnée par la magnétique Sofia Boutella. Danseuse hip-hop franco-algérienne remarquée dans les années 2000 au détour de publicités et de clips (notamment pour Madonna), avant d’attirer l’attention du monde du cinéma. D’abord employée pour ses capacités physiques (Street Dance 2), elle participe, durant ces dernières années, à divers blockbusters de qualité variable (Kingsman, Star Trek Beyond, La Momie…). Ici, on sent chez Gaspar Noé le désir profond de sublimer son art, d’en faire son alter-ego au sein du groupe, autant que de révéler un potentiel d’actrice jusqu’à présent inexploité (comme ce fut le cas avec Monica Bellucci dans Irréversible). En cela, la scène où Selva (son personnage) entre dans une phase de transe folle, renvoie explicitement à l’une des séquences mythiques de Possession d’Andrzej Żuławski.

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“Film français et fier de l’être”. Sous ce slogan asséné outrancièrement dès les premières minutes du film, se cache un indice sur l’une de ses grilles de lecture potentielles, celle du retour pour le cinéaste à une veine politique qu’il avait en partie délaissée après le nihiliste Seul Contre Tous. En témoigne la mise en avant du nom de sa société de production “Les cinémas de la zone” et son logo en forme d’hexagone, faisant écho au drapeau français trônant au centre de la salle de danse (déjà arboré fièrement par Aomi Muyock dans le précédent Love). Retour également à la langue française que Noé n’avait pas retrouvée depuis Irréversible, le plan zénithal tournoyant qui ouvre Climax renvoie d’ailleurs à la dernière image de son film choc de 2002, comme un raccord, reprenant les choses là où il les avait laissées seize ans plus tôt. À travers cette troupe de danseurs aux origines, énergies et inspirations multiples, néanmoins réunie autour d’un but commun, Gaspar Noé dépeint un microcosme multiculturel inspirant naturellement une possible représentation de la France d’aujourd’hui et des problématiques auxquelles elle se heurte. Cet idéal républicain, à l’instar de la communion entre les danseurs, cache des dissonances et des tensions latentes qui ressurgissent progressivement au détour de dialogues faussement anodins. C’est le cas, par exemple, du détournement ironique du slogan xénophobe “on est chez nous” (ici employé pour rassurer autant que marquer son appartenance à un clan) ou encore de la méfiance évoquée envers l’étendard tricolore (pourtant omniprésent dans le cadre). Si le réalisateur s’amuse à semer le trouble sur ses intentions profondes à coup de cartons provocateurs (“vivre est une impossibilité collective”), il bâtit son projet avec la complicité totale des forces hétéroclites en présence, telle une réponse définitive à toutes les attaques dont il pourrait faire l’objet. Involontairement rattrapé par l’actualité, le rôle de DJ Daddy, l’exubérant maître de cérémonie de cette soirée qui tourne au chaos, est tenu par l’emblématique Kiddy Smile, artiste et militant LGBT qui s’est attiré les foudres de la frange la plus droitière et la plus réactionnaire du pays suite à sa prestation au Palais de l’Élysée lors de la dernière Fête de la Musique.

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On sort de Climax à la fois galvanisé et lessivé, sous ses apparences de pur exercice de style, potentiellement plus mineur que le reste de sa filmographie, le cinéaste va à l’essence même de son œuvre organique et virtuose, tout en y insérant un sous-texte politique inattendu. Plus tôt dans l’année, sortait le sublime Mektoub My Love : Canto Uno d’Abdellatif Kéchiche, et sa peinture d’une jeunesse française insouciante au beau milieu des années 90, loin des préoccupations identitaires qui gangrènent le pays depuis près de deux décennies. Le film de Gaspar Noé peut se percevoir comme le pendant sombre et désenchanté, la gueule de bois d’une nation qui, en 1996, ne tardera pas à voir ressurgir ses vieux démons. Deux artistes infiniment précieux, deux auteurs parfaitement ancrés dans le réel, tels les deux faces d’une même pièce…

 

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