En février 2019 la maison Saint Laurent offre carte blanche au mauvais garçon du cinéma français. Deux lignes de scénario et un tournage semi improvisé donneront naissance à un moyen-métrage d’une cinquantaine de minutes, achevé juste à temps pour se glisser dans la programmation cannoise et y produire un petit électrochoc dont le cinéaste est depuis longtemps coutumier.
Lux Æterna est un film de tournage dont la progression vire de manière inévitable au cauchemar, Gaspar Noé oblige. Beatrice Dalle y incarne une réalisatrice à bout, désemparée, en guerre avec ses producteurs mais attendrie devant son actrice, Charlotte Gainsbourg, qu’elle envoie au bûché devant sa caméra.
Loin d’être le premier à prendre pour objet le cinéma lui-même, il esquive naturellement les impressions de « déjà vu », suivant l’instinct créatif qui lui a permis de se constituer une patte, un bout de territoire dans le paysage actuel. Noé définit lui même Lux Æterna comme un « modeste essai sur la création cinématographique ». Le film a fatalement absorbé ses angoisses, ses inspirations et ses objets de culte. Il oscille nerveusement entre les grandes affirmations théoriques de ses maîtres (Godard, Dreyer, Dostoïevski entre autres) et sa recherche mécanique effrénée, ses mouvements viscéraux, créant ainsi un mariage anarchique de pensée froide et d’impulsions primales. En nommant ses pères spirituels par leur prénoms et en insérant leurs images dans le flux des siennes, une familiarité unilatérale s’installe, et, même si elle découle certainement d’une sincérité candide, elle fait parfois l’effet de caution auteuriste artificieuse. Le cinéma de Gaspar Noé est parfois pavé de bonnes intentions.
Sur la forme, il n’y a pas de grande surprise, Lux Æterna est bien la dernière attraction labellisée de son nom. Elle créera aisément une file d’attente pour ce tour de manège cinéphilique. Mais le film se révèle finalement beaucoup plus qu’un train fantôme cinématographique. Si le caractère excessif de sa mise en scène n’a pas disparu, elle semble ici plus contrôlée, plus avisée. Les plans de Béatrice Dalle errant entre les murs artificiels de ses décors de studio livrent une belle image du labyrinthe des peurs dont se nourrit le film, où les tensions grandissent jusqu’à s’évanouir dans une folie visuelle et sonore. Gaspar Noé joue avec ses propres peurs, mais également avec celles de ses spectateurs. Comme un adolescent qui testerait ses limites, il met en place un jeu dangereux avec son public. La mention « vivement déconseillé aux épileptiques », instaure avec ceux qui viendront voir le film, un contrat, une sorte de pacte avec le diable, en établissant un risque, peu probable mais pas totalement exclu, d’expérience corporelle traumatique. Ainsi, devant la longueur de ces dernières images, rares sont ceux qui ne fermeront pas les yeux.
Avec cette technique du flicker (variations frénétiques de lumières), le cinéaste dépasse toutes ses tentatives précédentes de faire détourner le regard de son spectateur, qui jusque là étaient d’ordre moral (viol, inceste, extrême violence…). Il propose un cinéma qui fait mal, littéralement, presque sadique et il faut peut-être un petit côté masochiste pour y adhérer. Cette lumière éternelle, trop puissante, trop destructrice, est un trip psychédélique, à ne pas exposer à tous les yeux. Telle une drogue récréative, elle provoquera chez certains une béatitude étrange, tandis qu’elle laissera d’autres en prise avec l’angoisse de ces extrémités visuelles et sonores. On sent que, derrière cet enfer artificiel en RVB (rouge, vert, bleu), Noé veut marquer les rétines, et y laisser son empreinte sulfureuse.
Alors que jusqu’ici ses œuvres ont souvent servi à exprimer plus ou moins adroitement ses passions cinéphiles, cette dernière création va au-delà des références et des citations, même si elles innervent abondamment le récit, pour proposer un manifeste de la toute puissance du septième art. Sa dernière scène, électrisante, nous ramène à un état originel du cinéma, à son essence primitive : son alternance de lumières et de noirs, et ses composantes colorimétriques, rouge, vert et bleu, mères de toutes les autres couleurs. Si le film avait été titré comme prévu auparavant « Sexocide », en référence aux sorcières qui s’y font brûler, il serait passé à côté de son réel sujet, qui n’est autre que la lumière, matière première du cinéma.
Le bien nommé Lux Æterna fonctionne comme une incantation, lente mais explosive, à l’art lumineux. Intriguant strip-tease formel où le film se déshabille progressivement de tous ses effets (split-screen, montage, visages, voix…) pour atteindre l’abstraction frontale la plus pure d’images et de sons, le pourquoi la foule a acheté son billet. Une dissolution du profane qui laisse place à une apparition divine dont on ne sait si elle est bienveillante ou maléfique.
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