Gaspar Noé clive, compte indéniablement autant d’adeptes que de détracteurs (dont il faut reconnaître que l’auteur de ces lignes fait partie). Cependant, depuis Climax (2018), le cinéaste infléchit son art vers quelque chose qui s’apparenterait moins à de la sobriété (car ce film et son double Lux Aeterna, sorti en 2019, sont des exercices de style graphiquement radicaux et agressifs) qu’à un sens nouveau de la mesure, Noé mettant au ban ses trucs et astuces provocateurs pour faire de sa mise en scène virtuose le véhicule premier du sens des ses œuvres plutôt que l’illustration bien trop visible et creuse d’une vision du monde au mieux naïve et au pire fondamentalement réactionnaire.

Avant la maladie (D. Argento ; F. Lebrun) (©Wild Bunch Distribution)

Bref, Gaspar Noé a mûri, plus qu’il s’est assagi ; son cinéma a grandi et s’est épaissi, jusqu’à devenir soudainement immense, comme le prouve son nouveau film, Vortex, chef-d’œuvre magistral et assurément ce qui est arrivé de mieux au cinéma français depuis Mektoub My Love : Canto Uno d’Abdellatif Kechiche (2017). Bien que le punk et littéralement chaotique Climax nous permît de reconsidérer le cinéma du réalisateur de façon positive, le sujet et la durée du film avaient de quoi inquiéter ; que ce réalisateur s’attaque frontalement à la mise en scène de la démence d’une vieille dame atteinte par la maladie d’Alzheimer provoquait la crainte notoire du voyeurisme sordide, celui-là même qui transpirait par tous les pores d’un film comme Amour de Michael Haneke (2012), film d’arnaqueur palmé à Cannes et adoré de Noé, et qui fit passer sa complaisance pour une crudité sans fard et une sorte d’ultra-réalisme. Etonnamment, c’est le réalisateur franco-argentin qui donne des leçons de discrétion, paradoxalement par le truchement de son sujet compliqué, Vortex prouvant de sa première à sa dernière séquence (bouleversante) que crudité n’est justement pas nécessairement synonyme de complaisance.

Le synopsis du film est en lui-même très simple à résumer : une dame (Françoise Lebrun, icône eustachienne et de fait égérie tacite du cinéma d’auteur français, ici sidérante), atteinte par la maladie d’Alzheimer, sombre peu à peu dans les sables mouvants de ses troubles cognitifs. Son mari (Dario Argento, icône du giallo et de fait égérie tacite du cinéma de genre, qui s’avère un acteur très convaincant) s’évertue à continuer à vivre avec sa femme dans leur appartement parisien, au risque de se fatiguer et de se mettre en danger. Leur fils (Alex Lutz, au diapason de ses « parents) est le témoin impuissant du naufrage de ceux qu’il aime de tout son cœur, qu’il ne peut assister à la mesure de l’aide qu’ils ont semblé lui donner lorsqu’il était dépendant à la drogue. Et Vortex (très beau titre) de raconter cette lente, tragique mais si commune déchéance, d’un réalisme potentiellement perturbant. La beauté du film de Noé se trouve dans cette manière surprenante de laisser de côté cette volonté de frapper à l’estomac par son extrême violence et/ou les effets baroques des mises en scène antérieures pour se concentrer sur un hyperréalisme d’une précision lapidaire, ceci sans mettre au rebut une virtuosité de mise en scène de tous les instants. L’anonymat des personnages confirme un peu plus encore cette volonté d’universalité et, par extension, de banalité du mal qui ronge cette dame et l’ensemble de sa famille, tout en les désincarnant jusqu’à une sorte d’évaporation que le film semble vouloir raconter par le menu. On ne se refait pas : la vision du monde selon Noé est d’une noirceur parfois insoutenable, mais elle est ici contenue par une tendresse réelle pour des personnages qui sont moins ses jouets de cinéaste démiurge que des humains, de simples humains se débattant contre l’impossible.

Dans deux mondes à la fois (A. Lutz ; F. Lebrun ; D. Argento) (©Wild Bunch Distribution)

Si l’idée d’un Noé doué d’empathie est aussi attrayante que surprenante et touchante, il s’avère que c’est la maîtrise formelle époustouflante de Vortex qui achève d’en faire un très grand film, sa mise en scène permettant de représenter de façon saisissante la peur, la dérive (comme on parlerait de celle d’un bateau embarqué dans un courant trop puissant), l’incompréhension, le cloisonnement que provoque la maladie mentale, tant pour la souffrante que pour ceux qui l’entourent, l’accompagnent et en souffrent dans leur chair et dans leur âme. La réalisation repose sur deux figures de style cinématographiques, déjà utilisées par Noé dans ses films précédents de façon certes moins directement puissante ou pertinente : le plan-séquence et le split screen.

L’usage de l’écran divisé, dispositif conservé durant l’intégralité du long métrage, a ceci pour lui de permettre en lui-même le portrait d’une famille devenu dysfonctionnelle, séparant formellement la vieille dame de proches qui le sont de moins en moins, de créer une cloison entre la malade de plus en plus enfermée dans son monde de même qu’elle l’est dans sa moitié de cadre et ceux qui l’entourent mais qui ne parviennent plus vraiment à communiquer avec elle et à partager sa vie. Si l’harmonie semble parfois régner dans l’appartement lors de scènes de conversation, les deux parties d’écran semblant parfois aux deux mondes distincts de se rejoindre momentanément, un léger décalage entre les deux plans crée toujours une dissymétrie, que celle-ci soit légère ou plus franche, montrant par la seule précision de la mise en scène une diffraction définitivement insoluble, comme une fêlure dans un miroir. La maladie et sa peur ne quitteront jamais l’écran, seront toujours là, ce que l’usage permanent du plan-séquence confirme. Les mouvements antagonistes lors des temps de crise semblent perpétuels dans Vortex, générant une inquiétude de tous les instants. La première séquence du film est en cela tout à fait représentative : la dame dans la partie gauche de l’écran sort pour faire des courses ; la caméra suit sa trajectoire de plus en plus erratique du fait de la crise qui l’assaille en pleine rue. Son mari, dans l’écran de droite, s’aperçoit qu’elle n’a pas pris son téléphone et part à sa recherche, suivant à la fois la même trajectoire qu’elle, tout aussi erratique, mais dont l’aspect aléatoire est encore renforcé par la peur et l’incapacité à savoir où la chercher. Et les deux mouvements de cohabiter jusqu’à se croiser incidemment dans une supérette du quartier. La virtuosité de la mise en scène de Noé réside ici dans sa façon de créer un mouvement paradoxal, une double trajectoire qui a pourtant pour vocation de ne mener nulle part sinon dans l’impasse que provoque le trouble mental de la dame.

Une diffraction comme une fêlure (D. Argento, A. Lutz, F. Lebrun) (Wild Bunch Distribution)

En toute sobriété, avec une puissance formelle qui n’a rien de l’outrecuidance, Gaspar Noé raconte donc avec une frontalité désespérée mais jamais racoleuse un délitement qui s’avère aussi et surtout un enfermement, chaque sortie du vieux couple étant paradoxalement un pas de plus vers leur incarcération dans leur appartement parisien, et de façon plus symbolique, dans le trouble mental de la vieille femme. On pense au cinéma de Bergman dans la façon qu’à Noé de filmer consciencieusement la déstructuration de la famille qu’il filme ; on songe également aux plus fameux gestes cinématographiques de Chantal Akerman dans cette volonté de vouloir toucher au réalisme le plus brut dans l’espace restreint et banalement quotidien d’un appartement gris qui a tout du tombeau. Ou peut-être que Vortex, film décidément majeur, ne ressemble qu’à lui-même par son mélange de profonde tendresse et de nihilisme qui laisse parfaitement abasourdi, ainsi que par un trio d’acteurs d’une justesse confondante. Chef-d’œuvre dont nous ne nous remettons pas.

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A propos de Michaël Delavaud

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