Gastón Duprat et Mariano Cohn – « Citoyen d’honneur »

C’est peut-être parce qu’ils sont deux que les co-réalisateurs argentins Gastón Duprat et Mariano Cohn ont un penchant pour la satire sur le choc de la rencontre avec l’Autre (qu’il soit clivage ou cloisonnement comme dans L’Homme d’à côté, où, de part et d’autre d’un mur troué, se rejouait la lutte des classes), comme ils ont exploré le motif du dédoublement artistique (à travers l’histoire d’imposture de L’Artiste). À partir de ce ressort, le duo pratique une satire au second degré, mais néanmoins éhontée et portée à théâtraliser les clichés.

On retrouve cette patte dans Citoyen d’honneur, et elle s’y exprime avec brio, drapant, assez facétieusement, d’un voile de sobriété, tout le bruit et la fureur. Cohn et Duprat font même plus : ils font se déployer tous les enjeux du film dans un seul personnage qu’on ne quitte pas, Daniel Mantovani, le fameux « citoyen d’honneur », un Prix Nobel de littérature qui revient après quarante ans dans le patelin où il a grandi, en pleine campagne, à quelques 700 kilomètres de Buenos Aires, pour y être distingué. Par « dans » un seul personnage, il faut entendre que l’intrigue profonde du film, et tous ses enjeux finaux, se situent dans le for intérieur de Mantovani, lui-même de comportement plutôt sobre, dépassionné (au sens de passion des sentiments – il est notamment étonnamment dépourvu d’agressivité, ou toute forme d’attitude d’antagonisme actif, se dit-on même après coup, en repassant le film dans sa tête), voire déconnecté des autres. L’entreprise tenait donc de la bravade, de la bravade rieuse, un peu insolente à tout bien réfléchir, parce que proche du stratagème, mais tellement bien executée qu’il faut lui rendre à notre tour les honneurs.

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Ainsi, l’histoire du citoyen Mantovani repose entièrement sur un seul personnage complexe et formidable, et non seulement cela : il repose entièrement sur des impressions complexes et formidables qu’il garde pour lui et qu’on lui suppose ! C’est dire s’il fallait pour incarner cet écrivain nobelisé, un auteur conscient de son geste littéraire, de son rôle, peut-être vaguement imbu de ce rôle, mais sincère dans la démarche qui le ramène dans son village natal, sincère aussi en ce qu’il n’essaie jamais de cacher qu’il ne sait pas tout à fait lui-même pourquoi le revoilà soudain là, à Salas, et que de fait, il ne sait pas encore à quel type de déconcertation s’attendre, car il sera forcément déconcerté, puisque c’est le grand ressort du récit… c’est dire, donc, s’il fallait pour incarner le grand Daniel Mantovani, et pour porter tout le film, un acteur impressionnant ! Et cet acteur, Duprat & Cohn l’ont bel et bien trouvé ! Oscar Martinez a d’ailleurs été couronné pour ce rôle à la dernière Mostra de Venise, une distinction indiscutablement méritée, car sa performance est assee géniale, et rien que pour cela, pour ce personnage, pour cette interprétation bluffante, Citoyen d’honneur parvient sans forcer à mettre le spectateur au tapis, comme d’un petit revers sournois.

En complicité avec l’acteur, le film, donc, va au-delà d’une promesse tenue – celle de tout concentrer sur/en Daniel Montovani le grand auteur : la progression de l’intrigue, les enjeux du récit du film, ses enjeux plus vastes et universels, ses enjeux littéraires, cinématographiques, et d’honorer l’ingéniosité du procédé d’une exécution impeccable. Ce faisant, il fait plus : il présente (assez gracieusement, il faut dire) le personnage de l’auteur comme une instance totale de narration, justement, et le dispositif est amplifié, magnifié, par le fait que toute l’histoire du film se lit, littéralement, dans la face assez flegmatique de Daniel, c’est-à-dire que le récit qu’on suit réellement en tant que spectateur tout au long du film est un récit deviné, perçu dans chaque discrète inflexion de ses traits. En d’autres termes, à la lettre du film se superpose comme un autre texte, empreint d’ironie, de son ironie, celle de Daniel à travers qui on voit tout ce qu’on voit, une ironie intelligente, instruite, pas manichéenne et surtout pas condescendante (Mantovani y veille soigneusement), agacée certes par l’expérience du retour de l’endroit qu’il a fui, mais tempérée par son humanisme, officiel mais aussi réel. Or encore une fois, cette ironie n’est jamais dite, mais uniquement suggérée à travers le masque qu’est ce visage.

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Non que le film manque de nous offrir aussi en nombre des dialogues et scènes d’ensemble assez réjouissantes. Tant s’en faut, puisque le ressort explicite du film reste cette idée de retour au village, de retour au passé et au néant d’avant la réussite et la gloire, et de heurt brutal avec la réalité de ce néant, et avec tout le folklore assez coloré qui l’accompagne. Les personnages du village, picaresques, ridicules, offrent une succession de scènes cocasses : les discours au centre municipal, l’arbitrage pour un concours de peinture d’une amusante ribambelle de croûtes désolantes, la danse du copain d’enfance dans un bar de nuit… Les co-réalisateurs n’hésitent pas à s’amuser des archétypes qui ressortent dans le cadre de ce village, d’autant qu’ils sont ici fixé comme objectif d’épouser la perception du personnage, et qu’on les voit comme lui les voit. Le contraste entre l’écrivain et ces gens dont il n’est plus, le fossé qui le sépare des habitants du lieu de ses origines, est exalté de manière croissante au fil du film à mesure que se succèdent les cérémonies municipales, qui sont censées porter Mantovani aux nues et célébrer sa réunion avec son village, mais ont l’effet inverse : de plus en plus déprimantes et absurdes, elles scandent les temps forts d’une fracture de plus en plus évidente qui rend inepte l’ensemble du séjour de l’écrivain à Salas.

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La déception de Daniel, si elle n’est pas formulée, jusqu’au vrai constat d’échec, est palpable tout du long, dans toute sa complexité – car, comme on le disait plus haut, ne sachant pas exactement lui-même ce qu’il attendait du voyage, et mu par la volonté de faire un effort vers cet univers qu’il a abandonné quarante ans plus tôt, Daniel ressent une frustration et même une peine aux contours indéfinissables. Ce qui est clair du début à la fin, en revanche, c’est ce à quoi l’expérience du retour se heurte en lui : un idéalisme réel qui est celui de l’artiste, de l’auteur, et qui s’exprime dans l’inflexible intégrité de Daniel pour toute question touchant à la littérature et à la mission qu’il se sent, dont tous les prix littéraires reçus, et bien sûr le Nobel, ont fait un statut. À aucun moment (comme le montre sa gentillesse avec le réceptionniste/aspirant-romancier qui lui soumet ses nouvelles), Daniel ne déroge à ses convictions littéraires, aux convictions littéraires qu’il représente à présent forcément, qu’il l’ait voulu ou non.

À la lumière de cette perspective, on mesure mieux la déception, pour ne pas dire la frustration immense, absolue, que Daniel finit par exprimer à la fin : c’est une déception purement littéraire, mais absolument terrible, la pire qui soit peut-être. L’écrivain et tout ce qu’il représente, ce qu’il est venu représenter, se trouve face au mur de l’incompréhension la plus infranchissable (pas même avec des mots !), face à la nullité crasse, immuable car complaisante (du genre qui rendrait dingue Gian Maria Volontè dans un film d’Elio Petri), avec ses cochons et son pape, et le copain qui trompe sans l’ombre d’un remords sa femme son trésor avec les jeunes prostituées du bar de nuit (des filles du coin qui ont sans doute été à l’école avec sa fille à lui), ou encore comme le directeur d’association artistique local qui ne doute pas de son bon droit quand il veut imposer le choix de son tableau comme gagnant du concours de peinture communal que le maire voudrait faire passer pour une oeuvre culturelle.

Au coeur du film, derrière la satire, se trouve donc un propos littéraire qui touche à l’épistémologie du roman, de la fiction. D’où la dimension archétypale de ces personnages de villageois à l’esprit étroit et de la figure de l’écrivain qui a dû, pour naître, s’arracher à cet environnement – car à tout bien y réfléchir, l’individu qu’on observe de si près pendant tout le film est presque plus une entité abstraite qu’une personne : on ne sait rien de sa vie personnelle, de ses désirs ; son comportement et ses propos sont tout entiers déterminés par son rôle d’écrivain (d’où sa totale intégrité).

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L’épilogue de Citoyen d’honneur ne laisse d’ailleurs pas de doute sur le vrai sujet du film, tout en créant, en une pirouette, une doute sur la fictionnalité (dans le film) du récit qui occupe la plus grande partie du film (celui du retour à Salas), confirmant ainsi le dédoublement entre Daniel Mantovani l’homme, qu’on ne connaît pas ou peu (et c’est sans importance) et Mantovani l’auteur, personnage du Citoyen d’honneur.

Comme le souligne la conclusion, ce propos d’ancrage littéraire vaut aussi pour le cinéma – hélas de plus en plus, comme le montre le grand retour dans le débat de la question de la vérité au cinéma. La notion qu’il y a une « vérité » a la peau dure, insiste Mantovani dans l’adresse finale qui complète ingénieusement la démonstration que mènent tranquillement mais sûrement les auteurs tout au long du film, et on oublie trop souvent qu’il n’y a que des interprétations, et qu’il faut nécessairement faire un travail d’interprétation pour recevoir toute chose, en littérature comme au cinéma et finalement comme dans la vie.

Ainsi, derrière ses airs de satire sociale, Citoyen d’honneur tient un discours à plusieurs niveaux très empreint d’amertume, un discours caustique qui prend subrepticement une valeur méta-littéraire/cinématographique, puis universelle, dépassant largement la petite histoire de ce grand personnage qu’ont créé Duprat & Cohn. Le spectacle auquel on assiste ici n’est pas tant celui d’un homme mis sur un piédestal, sur scène face au public, que celui d’un monde divisé par une incompréhension tragique, où la pensée des Lumières se retrouve bien seule devant des masses qui acceptent comme vérité ce qu’ils ont toujours entendu, ou la dernière chose qu’on leur a dite – comme les touristes qui viennent chasser à Salas et ne s’étonnent pas que les sangliers tombent, abattus, alors qu’ils ont tiré à côté. Gastón Duprat et Mariano Cohn, eux, font mouche, dans ce film divertissant et vraiment bien mené.

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A propos de Bénédicte Prot

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