L’âge est un crime.
Dino Buzzati
Dans une pièce entièrement blanche, des murs au mobilier, un vieil homme habillé de blanc, en sueur et en sang, exténué, vient rejoindre un retraité débonnaire lui ressemblant étrangement, qui s’adresse alors à lui. Dans une bonne humeur presque enfantine, il se félicite de l’agréable journée qui l’attend. « Il n’y a rien au dehors. Il n’y a rien au dehors » répète, las, accablé, l’homme blessé. Passant outre cet avertissement, notre héros se lève à son tour, ouvre la porte et pénètre dans ce merveilleux parc d’attractions.
L’annonce d’un film inédit de George Romero provoquait forcément l’excitation. Auteur d’une œuvre passionnante d’une cohérence folle, le réalisateur américain n’aura pas vu de son vivant l’exhumation de The Amusement Park, car le film fut retrouvé un an après sa mort, soit en 2018, par son épouse, Suzanne Desrocher-Romero. La restauration 4K du film à partir des bobines 16 mm est une formidable nouvelle, et la sortie du film le 2 juin prochain sur les écrans grâce à Potemkine une bénédiction.
Car The Amusement Park, quatrième film de Romero, réalisé en 1973 soit la même année que The Crazies, est un petit film (53 minutes au compteur) tout à fait majeur, qui encapsule tous les thèmes du réalisateur avec une efficacité redoutable. Spolié au niveau des droits de La Nuit des Morts-Vivants malgré le succès de ce premier opus, Romero cherchait encore quelques années plus tard à réaliser des commandes. Une organisation religieuse, la Lutheran Service Society de Pennsylvanie s’étant adressée à lui afin livrer une œuvre destinée à alerter l’opinion publique sur la question de la maltraitance des personnes âgées aux États-Unis, Romero s’est emparé de ce sujet, en omettant toutefois de conclure l’entreprise par le message final positif qui lui était demandé.
Dans l’ouverture et le prologue à n’en pas douter dictés par les commanditaires, l’acteur principal du film, Lincoln Maazel, s’adresse au spectateur afin de verbaliser la préoccupation centrale du film et en quelque sorte nous enjoindre de prendre soin de nos aînés car nous serons un jour à leur place. Inutilement démonstratif et lénifiant (1) le discours se donne pour but d’éduquer le spectateur à l’amour du prochain et de le rassurer en adoucissant la violence de la fiction de Romero, en appuyant sur son aspect fantasmé, sa dimension d’anticipation : ce qui ne doit pas arriver. Or, pour Romero, ce parc d’attraction, c’est le présent. The Amusement Park est un véritable cauchemar, une descente aux enfers qui ressemblerait à un bad trip, un film court mais dense, tendu, âpre.
Ça n’est une révélation pour personne : le cinéma de Romero a toujours été politique et c’est d’autant plus flagrant avec The Amusement Park dont le titre cinglant traduit à lui seul sa position de cinéaste et son rapport déchiré à son pays : une nation de la bonne conscience, du sourire et du loisir où l’on regarde mourir dans la même indifférence minorités ethniques, laissés-pour-compte et vieillards, mais où l’atmosphère reste celle d’un spectacle ludique, joyeux, enfantin qui met du sourire sur les iniquités, où plus rien n’a d’importance à part le bien-être des privilégiés. En pleine guerre du Vietnam, Romero accepte donc cette commande mais livre un pamphlet cinglant.
L’étrangeté mâtinée de réalisme s’invite dans le film, des personnes âgées et des familles noires font la queue pour céder à un employé leurs objets les plus précieux afin de récolter quelque argent. Dans le monde réel, il s’agirait d’un prêteur sur gages. Ici, c’est un homme un peu rude qui propose de racheter pour 5 dollars des objets en valant 15… Obtenir un ticket pour profiter des attractions, c’est être autorisé à entrer dans la danse de l’american way of life ; pour rejoindre les rangs des citoyens modèles, il faut le mériter et en avoir les moyens. Le pas de côté sera constant dans le film. Suivant le même principe, chaque attraction sera le révélateur d’une injustice, d’un fait de société inégalitaire.
Cette transposition de saynètes de la vie quotidienne sous forme de manège ménage à la fois un effet de réel et une impression d’absurde, entre ironie coupante et tristesse sans remède : lorsque qu’un senior se voit refuser le renouvellement de son permis de conduire pour cause de vision défaillante et qu’il se voit asséner par un employé du parc le verdict de devoir être passager, la séquence suivante en auto tamponneuses crée le malaise, prêtant à la fois à sourire et à frémir. Un « accident » a lieu sur la piste, l’assureur du couple senior arrive et tente de régler le conflit avec l’autre partie plus jeune et de mauvaise foi… Cet effet est encore renforcé par l’impression de vérité, d’observation sociologique qui se dégage de la présence de nombreux figurants bénévoles à qui la communauté luthérienne avait fait appel. La caméra se faufile entre eux de manière très naturelle, à tel point que l’on a parfois l’impression de regarder un documentaire, perverti par des éléments fantastiques ou étranges qui rendent l’ensemble d’abord amusant, puis franchement terrifiant.
La réalisation de Romero intensifie cette impression, avec cette caméra au plus près des protagonistes et quidams, cette bande-son bruyante, anxiogène, qui amplifie les bruits du quotidien jusqu’à les rendre inquiétants, ces angles de prise de vue atypiques et ce montage cut générant l’inquiétude. Tout part à vau-l’eau, notre personnage passe de désillusion en désillusion, avec ce point d’orgue poignant le voyant sympathiser avec une fillette lui proposant à manger, acceptant joyeusement qu’il lui raconte une histoire, avant d’être récupérée par sa mère sans plus d’égard pour le vieil homme, laissé à sa solitude tragique. Ballotté de scène absurde en situation injuste, il finit par errer, amoché, meurtri, laissé pour compte face à la vitalité, la vigueur et l’énergie de la jeunesse. Il ne sera pas le seul à faire les frais de ces attractions distordues, comme en témoigne cette séquence glaçante du jeune couple interrogeant la diseuse de bonne aventure, qui leur présente dans sa boule de cristal un avenir dramatique, soumis à la défaillance des soins de santé, dans l’impuissance la plus totale. Pas étonnant qu’au sortir de cette « attraction » le jeune homme s’en prenne à la première personne âgée croisant son chemin : notre héros, totalement démuni et circonspect face à cet accès de violence aussi soudain qu’injustifié.
Prenant de plus en plus le large par rapport au message demandé par le commanditaire, Romero livre un tableau glaçant. On songe avec effroi à la société qui nous entoure, au sort qui nous attend, le tout enrobé dans un récit fantasmagorique ne laissant que peu d’illusion sur la réalité de la vie. Un tour de force pour un film aussi court, finalement aussi efficace que les meilleurs épisodes de La Quatrième Dimension – où Rod Serling abordait d’ailleurs très régulièrement la thématique de la vieillesse – dans leur effet inéluctable, miroir d’une vérité à la fois triviale et inexorable.
Romero installe donc à travers sa fête foraine le manège de l’existence elle-même qui ne cesse de tourner, ce cercle infernal auquel toutes les générations appartiennent, duquel il n’est possible de sortir que les pieds devant. Les jeunes se croient exemptés de la vieillesse, oubliant qu’ils font eux aussi partie de la boucle.
Après quarante ans on est vieux, et les nouvelles générations éprouvaient un total mépris pour les vieux. Un sombre ressentiment dressait les petits-fils contre les grands-pères, les fils contre les pères et ce n’est pas tout : il s’était créé des espèces de clubs, d’associations, de sectes, dominés par la haine sauvage envers les vieilles générations, comme si celles-ci étaient la cause de leur mécontentement, de leur mélancolie, de leurs désillusions.
La vision existentielle de Romero, son pessimisme et son sens de l’absurde renvoient à l’absurde de Dino Buzzati qui dans la nouvelle du recueil Le K, Chasseurs de Vieux imaginait un jeune homme se divertissant en partant avec son gang casser du vieillard, avant de s’apercevoir que la vie a passé en un clin d’œil et qu’il est à son tour poursuivi car c’est désormais lui, « le vieux ».
The Amusement Park s’avère profondément triste et désabusé, pierre angulaire des jalons de la carrière de Romero, qui sous couvert de fable fantastique renvoient in fine à la réalité la plus brute, la plus littérale. Les zombies prenant d’assaut un supermarché pourront être vus comme les descendants de ces victimes d’attractions vantant le divertissement et la légèreté, relevant à la vérité plutôt de l’injustice la plus criante et du mépris de ceux qui s’estiment forts et conquérants envers les aînés, rendus arbitrairement à une minorité, à une inutilité révoltantes à laquelle George Romero l’humaniste donne une voix, une place, en dépit de la marche inéluctable du monde.
Explose dans ces images la colère de Romero contre un pays qui ne compte plus ses exclus, n’autorise protection sociale et soins médicaux qu’aux plus riches. Ainsi, lorsque notre héros en sang pénétrera dans l’infirmerie après qu’on lui a intimé de faire la queue comme tout le monde, on lui propose en guise de remède un simple pansement. Un pansement pour soigner la misère. The Amusement Park révèle donc plus que jamais la place du citoyen Romero, son rejet absolu du compromis ne lui laissant comme choix que d’être un apatride en quête de nouvelles utopies et de fantasmes créatifs. Sa réponse sera Knightriders (1981), où la fuite de la société conduit à bâtir des sociétés idéales, des communautés penchées vers la sagesse du passé. Ces motards du Graal tenteront d’empêcher le monde extérieur d’entrer et d’oublier son horreur, en vain.
Nous pouvons louer la force de The Amusement Park, sa pertinence, son acuité, sa cruauté, son actualité, et le ranger parmi les plus sincères et importantes pièces du réalisateur américain. Une découverte salutaire et indispensable.
(1) On espère d’ailleurs que l’édition blu-ray permettra de profiter de The Amusement Park sans ces minutes inutiles.
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