Alithea, narratologue érudite et solitaire, part en voyage à Istanbul. Dans un capharnaüm, elle s’entiche d’une petite fiole bleue, trouvée parmi les encombres poussiéreuses du magasin. Une fois dans sa chambre d’hôtel, alors qu’elle astique frénétiquement l’objet à l’aide de sa brosse à dents, se produit le merveilleux : un Djinn s’en échappe, dans un tourbillon de fumée violette, et achève triomphalement sa métamorphose, devant la protagoniste, bouche-bée. La suite, on la connaît bien : il lui faudra formuler trois voeux, que le Djinn exaucera sans contrepartie. Seulement, ce scénario de conte de fées pose à Alithea une grande inquiétude. Car, connaissant bien les rouages des légendes et des contes intemporels, elle sait que leur issue est bien souvent maléfique. Le Djinn, soucieux de convaincre sa destinataire, se lance alors dans un récit rocambolesque de toutes les aventures lui étant arrivées depuis le début de son existence, il y a trois mille ans. Captivée par ce qu’elle entend, Alithea finit par avoir une idée.

Une femme examine une fiole dans un capharanaüm coloré.

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L’imaginaire occupe une place prépondérante dans le film de George Miller. Par un montage hypnotisant et éclectique, opérant avec des raccords de « masque » ou d’analogie, le cinéaste rend hommage au pouvoir de la fiction et de l’imagination. Trois mille ans à t’attendre s’inscrit ainsi parfaitement dans le projet d’un cinéaste dont la filmographie explore un labyrinthe des genres —de la SF post-apocalyptique des Mad Max, au fantastique des Sorcières d’Eastwick (1987), en passant par le mélodrame dans Lorenzo’s Oil, voire le cinéma pour la jeunesse dans Happy Feet (2006). La diversité de la mise en scène, ici, fait alors écho, à la manière d’une mise en abyme, aux précédents films de George Miller, comme les rassemblant tous.

Le motif du récit est sans cesse remanié, parfois à l’extrême, mais sans jamais tomber dans un kitsch involontaire : la récurrence de ce motif donne plutôt lieu à des allusions complices ou comiques, maintenant en éveil tous les sens du spectateur. Le pari du conte, annoncé par la protagoniste dès le début de son périple, est sans cesse relevé par les histoires emboitées comme un jeu d’engrenages. Elle prévient d’ailleurs d’emblée que le spectateur ne va peut-être pas croire l’histoire qu’elle s’apprête à nous raconter, et que c’est la raison pour laquelle elle la commence par « Il était une fois ».

Un djinn en robe de chambre rouge se tient de profil, à la lumière d'une lanterne devant un mur en mosaïque bleu

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Un clin d’œil particulièrement réjouissant surgit lorsque l’on pense au fait que le prénom d’Alithea signifie « vérité » en grec ancien. En effet, la tension interne au film repose sur le décalage entre l’érudition et les connaissances théoriques de la protagoniste, et la puissance divine du génie, qui la contredit par des arguments d’expérience. Mais si cette contradiction oppose les deux personnages, elle se nuance nettement par l’attrait qu’éprouve Alithea pour l’imaginaire : enfant, elle s’était inventé un ami fictif, qui l’accompagnait partout et dont elle détaillait précautionneusement dans un carnet les caractéristiques. Finalement, lorsqu’elle finit par penser à un vœu, elle exprime son désir de réaliser un rêve d’enfant, celui que l’imagination devienne réalité. Si raconter porte ici une connotation thaumaturgique, il se conjugue également au sens providentiel : car, dans l’un des souvenirs du Djinn, on assiste à la cruauté d’un sultan éliminant tous les conteurs n’ayant pas relevé le défi de le séduire.

Un djinn (Idris Elba) et Alithea (Tilda Swinton) ont une conversation dans son jardin

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George Miller exécute un jeu à la fois comique et touchant sur l’érudition d’Alithea qui l’amène à perdre ses repères quand il s’agit de connaître simplement ses propres désirs. Qu’est-ce qu’un vœu? Que peut on réaliser ? Dans quelle mesure est-ce possible, et comment faire pour qu’il ne soit pas préjudiciable ? Car les histoires de voeux, comme le sait et l’affirme la protagoniste, finissent toujours mal. La fiction dans sa temporalité —avant, lors du processus de création ; et après, lors de l’effet produit, est interrogée sous toutes ses formes sans jamais être élucidée. Trois mille ans à t’attendre invite plutôt à l’expérience, à vivre les histoires, à laisser porter notre imagination dans un rapport à l’infinité possible de création. La mise en scène, protéiforme, en témoigne  habilement : on pense notamment à l’une des premières séquences, lorsque Alithea pénètre dans la boutique d’Istanbul. La caméra, accompagnée d’une voix off narratrice, joue sur un effet de zoom progressif et d’emboitement, un peu à la manière du poème « Dans Paris » d’Eluard : une manière efficace de capter petit à petit l’attention du spectateur. La réalité telle qu’elle est vécue par Alithea est aussi symbolisée par ses lunettes, qu’elle ne cesse de retirer et de remettre devant ses yeux, comme si ces dernières étaient garantes de vérité.

Alithea, de dos, tient le visage du djinn avec sa main

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Trois mille ans à t’attendre se pose d’emblée comme un paradoxe si l’on s’attarde sur son titre : si cela fait trois mille ans que le Djinn attendait Alithea, comment la découverte de la fiole dans cette petite boutique d’Istanbul a-t-elle pu être le fruit du hasard ? De même, les récits épiques dont nous fait part le Djinn semblent tous être intriqués autour du phénomène de la coïncidence. Mais peut-on d’ailleurs réellement parler d’un phénomène en soi ? En effet, le montage opère, dans une fluidité étincelante, des liens mécaniques entre les objets (on pense notamment, au début du film, à ces roues de l’avion sur la piste d’atterrissage qui se confondent avec celles du chariot à bagages, dans le plan suivant). En cela, les coïncidences rocambolesques extraordinaires par le Djinn s’apparentent plus à des clés de voûte narratives, dont le sens jaillit comme une évidence. Jouant avec le hasard dans des successions d’événements qui prêtent à sourire, le cinéaste s’amuse constamment avec les « si ». Les anecdotes du Djinn sur ses divers déplacements et rencontres reposent toutes sur des concours de circonstances épiques et invraisemblables. Elles prennent alors racine dans la conception bergsonienne du hasard, qui pose l’existence de ce dernier « que parce qu’un intérêt humain est en jeu ». Cet intérêt humain s’ancre dans la pensée à l’oeuvre dans le film de George Miller, là où il s’échafaude en regard de l’immortalité du génie.

Le djinn examine une machine à roues. Derrière lui se tient une jeune femme, intriguée

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En effet, les rencontres du Djinn avec divers personnages apparaissent exceptionnelles et improbables, tant les événements de cause à effet qui les produisent renvoient à l’idée du destin. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si la protagoniste, narratologue, s’évertue, dans le cadre de son métier, à explorer les rouages des histoires et des légendes. Les souvenirs du Djinn s’articulent comme un immense éventail de coïncidences, toutes à l’origine d’un imaginaire foisonnant et infini. Aussi, la question de l’immortalité pose la dualité entre l’ennui perpétuel et l’inépuisable création. Comment faire une histoire sans fin ? C’est le désarroi qui semble animer le Djinn et lui causer bien des tourments. Dans sa lutte existentielle, on se sent d’ailleurs étrangement concerné en tant qu’humain : le Djinn est-il une créature aussi merveilleuse qu’il le prétend ? De la même manière, la question de savoir si le hasard existe ou non, dans Trois mille ans à t’attendre, pourrait être résolue par un compromis : il existe parce qu’il se crée. Et sa création repose sans doute sur une volonté de conjurer l’imprévisibilité même de l’existence. Le conte de Miller questionne en ce sens la nature du conte et du récit. Il évoque la capacité de l’imaginaire et de l’art en général à surmonter le quotidien, en créant des coïncidences merveilleuses.

La réflexion qui se pose quant à l’existence du hasard s’accompagne d’une interrogation sur la  nature de la narration : est-ce un procédé expérimental, ou au contraire pragmatique ? George Miller y apporte un regard particulièrement affuté, par la création d’images impressionnantes et colorées, qui s’assemblent dans un montage hétéroclite : l’esthétique qui en ressort est parfois contemplative, s’accompagnant d’une partition mélancolique, et parfois même rythmée par des courses-poursuites rappelant les jeux vidéos. La chambre d’hôtel dans laquelle se trouvent les deux protagonistes en peignoir blanc, durant la première partie du film, s’apparente en ce sens à un atelier de création, épuré et sans encombrements, qui donne lieu par leur échange à des récits sensationnels.

Alithea et le djinn sont assis dans un canapé, le regard absent

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Dans Trois mille ans à t’attendre, le vœu figure le désir, en tant que vouloir-vivre, et vouloir-être. Finalement, les fables que produit le Djinn en contant ses souvenirs sont un moyen de s’éloigner du vide, et de la peur qui lui est associée. Les intrigues retardent illusoirement le moment où le désir devra être assouvi : car, malgré toute la joie que procure l’espérance, la réalisation de celle-ci en entraîne une autre, celle de la finitude. En ce sens, on ne peut que penser à « cet obscur objet du désir », et voir le film de George Miller comme un véritable conte philosophique, au-delà de son dynamisme pétillant et jubilatoire.

En créant ce pendant joyeux de L’aventure de madame Muir de Mankiewicz, George Miller nous invite véritablement à vivre le récit, au sens théorique comme au sens expérimental. Et comme le dit si bien Tilda Swinton, « […] nous sommes davantage des singes qui racontent des histoires que des êtres épris de sagesse. À moins que ce soit parce que nous sommes des conteurs que nous finissons par atteindre la sagesse ».

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