Après Kokon de Leonie Krippendorff sorti le 5 avril dernier, qui explorait les relations lesbiennes chez de jeunes adolescentes, c’est au tour de Georgia Oakley de revenir avec son premier long métrage, Blue Jean, sur une professeure d’EPS contrainte de cacher son homosexualité dans l’Angleterre de 1988 sous Thatcher. Là où Kokon illustrait toute la liberté d’une jeunesse qui se découvre et évolue radieusement dans la société contemporaine berlinoise, Blue Jean, au contraire, traite d’une protagoniste ayant d’ores et déjà achevé son cheminement identitaire, mais forcée de vivre dans l’ombre, à l’heure où l’homophobie sévit. Car en effet, une loi vient de passer pour interdire « la propagande de l’homosexualité ». Le film de Georgia Oakley suit le parcours de Jean, réservée et pudique, qui s’évertue à exercer son métier sans se faire remarquer le jour, et qui la nuit s’épanouit dans les fêtes des bars lesbiens de sa ville, avec ses amies et sa compagne, Vivian. Jusqu’au jour où son secret se retrouve menacé.

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Blue Jean suit la structure d’un récit d’apprentissage adulte, montrant sa protagoniste en proie à l’impossibilité d’embrasser son identité lesbienne, et subissant, en son for intérieur, la cruauté de la société homophobe dans laquelle elle évolue. Pour mieux saisir les enjeux sociaux et politiques irrémédiablement liés à la perspective de vivre son homosexualité au grand jour, Georgia Oakley dessine un portrait imprégné d’ambivalence, d’un personnage menant une double vie. Blue Jean évolue ainsi grâce à une structure en parallèle, où le monde social de la protagoniste  —professeure d’EPS— s’oppose à son monde secret de femme lesbienne. S’arrêtant bien souvent en plan fixe sur le regard de Jean, la caméra y révèle une profonde tristesse et une angoisse insondable : car comment s’épanouir dans son métier, quand on doit dissimuler une importante partie de son identité, et comment, parallèlement, maintenir une relation amoureuse équilibrée, lorsqu’on doit la vivre cachée ? Le dilemme qui en découle devient alors d’assumer son lesbianisme et préserver sa relation amoureuse, ou bien ou de nier qui on est et perdre son amoureuse pour continuer à être acceptée en société. Georgia Oakley manie les deux pôles de ce dilemme en illustrant deux univers que tout oppose : les cours d’EPS où enseigne Jean, où ses élèves sont vêtus en uniforme, dispatchées en équipes, et obéissent aux coups de sifflet de leur professeure, dans une image à la colorimétrie froide et bleutée ; et les soirées dans les bars lesbiens, où les corps sont libres, tatoués et percés, et s’enlacent et se délacent sous la musique trop forte et les couleurs fluorescentes.

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Dans ce climat austère et régressif de la société britannique sous Thatcher, la relation entre Jean et Vivian insuffle un vent de liberté et de joie : on pense notamment à cette séquence où elles s’élancent toutes les deux vers la mer en criant, sur une plage embrumée, puis vont manger des frites avec les doigts dans le bar d’à côté, les yeux brillants de la lumière et les cheveux emmêlés du vent. Ce sentiment d’amour imperturbable est pourtant bien vite rattrapé par l’horreur, lorsque la voix nasillarde à la radio énonce : « un amendement interdisant de « promouvoir l’homosexualité » dans les écoles publiques ou de présenter l’homosexualité comme acceptable en tant que prétendue relation amicale », telle une sentence, inéluctable. C’est par l’art du contraste que Georgia Oakley convoque cette atmosphère de douleur, de peur et de secret. Secret que l’arrivée au cours de Jean d’une nouvelle élève, Lois, également lesbienne, vient ébranler.

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Blue Jean réalise alors un portrait ambivalent d’un personnage contraint de vivre caché, en proie à un véritable dilemme identitaire. D’ailleurs, la souffrance de Jean finit par se retourner contre elle lorsque sa compagne la quitte, éprouvant trop de peine à l’idée de cette relation dissimulée et étouffée dans le mensonge. Par ce récit teinté de tragédie, la réalisatrice interroge également, grâce à l’ascendance de Jean sur le personnage de Lois, comment devenir un modèle pour les générations futures quand il paraît impossible de s’assumer soi-même au grand jour : à ce questionnement, au premier abord, Jean échoue, sans doute par peur de dévoiler son secret. D’ailleurs, certains de ses actes à l’égard de Lois, moralement contestables, nuancent le portrait de Jean, qui s’éloigne de celui d’une héroïne parfaite. La réalisatrice évoque, en ce sens, avoir voulu tourner le film en 16 mm afin de conserver un aspect passé, sans le magnifier : « Inspirée par des cinéastes comme Kelly Richardt et Chantal Akerman, je cherche à dépeindre un personnage sans l’embellir ou le dénaturer ». Personnage en demi-teinte, représenté dans ses contradictions, Jean troque sa lâcheté d’un jour pour sa grande conviction interne, qui survient alors lors d’une fête de famille chez sa sœur, où un ami de son beau-frère l’interroge sur sa situation amoureuse —« As-tu un petit ami ? ». Alors même que Jean pourrait tout à fait répondre dans l’omission, comme à l’accoutumée, elle se saisit de cette occasion pour crier « I am a Lesbian! ». Et puis elle s’enfuit dans la campagne, pleure et rit en même temps sous le soleil, comme pour commémorer sa victoire.

C’est un premier long métrage particulièrement fort, psychologiquement subtil et optimiste sur le parcours identitaire d’un personnage lesbien en regard de l’homophobie ambiante, que réalise ici Georgia Oakley.

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