Digger : La nature humaine
Si le terme de résilience est aujourd’hui utilisé de manière abusive, faisant perdre au mot toute sa substance, il trouve dans le personnage de Nikitas une de ses plus belles incarnations. Le héros de Digger est un paysan qui a consacré sa vie à sa ferme et à la forêt qui l’entoure, malgré les difficultés économiques et le départ de sa femme qui l’a quitté, emmenant avec elle leur jeune enfant que son père n’aura que trop peu connu. Mais cette résistance acharnée se complique lorsque le protagoniste, qui a atteint la soixantaine, subit les actions malveillantes des employés de la mine qui convoitent sa maison afin de pouvoir étendre leur empire. Sa situation devient encore plus délicate lorsque son fils revient sur sa terre natale et réclame la part d’héritage qui lui est due – la moitié de la propriété léguée par sa mère au moment de son décès.
Après plusieurs courts-métrages, Georgis Grigorakis signe un premier film impressionnant de maîtrise et d’une grande justesse dans sa description d’une réalité sociale complexe. Il se révèle également d’une grande beauté et témoigne de la naissance d’un cinéaste paysagiste, dont le style rappelle celui de Jeff Nichols. Comme le réalisateur de Shotgun Stories, le réalisateur grec rapproche son premier long-métrage du western. À l’instar des récits de l’Ouest américain, le film a pour cadre une communauté rurale contrainte à une mutation industrielle et économique et raconte l’histoire d’un héros qui défend sa demeure face aux invasions extérieures. Il épouse également le rythme du western car il alterne des moments de tension, d’affrontement intense, filmés caméra à l’épaule, et des instants plus contemplatifs, de répit, où la caméra s’attarde sur la nature et sur le quotidien de la vie à la ferme. Dans une interview (1), le cinéaste revendique cet ancrage tout en affirmant avoir voulu subvertir le genre en représentant un héros qui explore ses faiblesses au lieu de les masquer. Ce geste n’a pourtant rien d’innovant dès lors que l’on pense aux westerns des années 1970 réalisés par Peckinpah, Leone et Eastwood, pour ne citer qu’eux. C’est donc davantage au sujet de l’ordre social et politique représenté que se situe ici la véritable transgression générique. Le film ne nous montre pas le passage d’un état de nature à un état de civilisation – trajet typique des westerns classiques – mais nous alerte, au contraire, sur les risques d’un mouvement inverse, où ce serait la loi du plus fort – celle des forces économiques – qui prendrait le pas sur celles de la justice. Nikitas a beau se plaindre devant les employés de la mine – « Le tribunal vous a interdit de faire ça ! »-, cela n’empêchera pas ces derniers de rejeter leurs déchets sur la colline qui surplombe sa maison et de couper son noyer.
Grigorakis inverse donc la mythologie du western pour montrer la violence que représente l’instauration d’un modèle néolibéral dans un milieu rural, comme on le voit dès la première séquence, où le paysan lutte contre une inondation, provoquée par les déchets de la mine, qui menace d’envahir sa maison. Le jeune réalisateur séduit alors par sa capacité à mettre en images les phénomènes socio-économiques et les situations vécues par ses personnages. Faisant preuve d’un sens aigu de la composition, il insiste sur les machines agricoles monstrueuses qui saccagent le paysage qu’elles arpentent, dessinant ainsi le mouvement d’un capitalisme irrépressible et destructeur. Porté par un souffle malickien, le film fait alors l’éloge d’une nature condamnée à être anéantie par les instincts mercantiles de l’Homme – “L’animal le plus dangereux en forêt, c’est l’homme” dira Nikitas. Deux autres images nous frappent également par leur pouvoir d’évocation. La première montre le fermier, embourbé dans un sol piégeux, disparaître dans la terre qu’il chérit, écrasé par des puissances économiques qui ne lui laissent plus aucune place pour vivre, tandis que la deuxième, visible dans la même séquence, présente ce même personnage bringuebalé, au-dessus de sa maison réduite à néant, par la machine agricole qu’il s’efforçait de combattre ; images de l’impuissance de l’individu face à l’évolution néolibérale que connaît le monde depuis plusieurs décennies. Mais, malgré le tragique qui découle d’un tel sujet, le film se détourne du pathos et affiche, au contraire, une grande pudeur dans la mise en scène des émotions de ses personnages. C’est notamment perceptible dans cette belle scène où Nikitas et son fils, Johnny, installés à l’avant de la voiture, sont filmés en contre-jour, rendant ainsi leurs visages indiscernables. La voix émue du père, qui raconte à son fils des années de sacrifice, suffit alors à nous transmettre la profondeur de son désarroi. Cette retenue de la réalisation s’accorde avec celle des personnages, mutiques sur l’immensité de leurs peines et s’efforçant simplement de préserver ce qui a de la valeur à leurs yeux.
De la même manière, en dépit du conflit qui le structure, le récit évite le piège du manichéisme et dresse un portrait nuancé d’une réalité sociale complexe où chacun a de bonnes raisons de défendre ses intérêts. Il nous montre ainsi comment l’arrivée de la mine, et les promesses pécuniaires qu’elle fait miroiter, rejaillit sur la communauté du village et menace son unité. Le film laisse place aux discussions entre ces individus et dévoile les différentes réactions, sans jugement ni hiérarchie. Il a surtout la judicieuse idée d’introduire le personnage du fils qui incarne cette complexité qui traverse toute l’œuvre puisqu’il hésite sur la voie qu’il doit suivre, entre sa volonté de renouer avec son père et le monde qui est le sien, et son désir de s’assurer un avenir prospère, promis par la mine et sa modernité. En d’autres termes, Johnny est confronté au choix entre l’individualité et la communauté, autre thème westernien.
Loin de céder à une vision schématique, Digger ne cherche pas à résoudre cette opposition et montre simplement les efforts de ses deux personnages principaux pour tenter de la dépasser et, ainsi, de reprendre contact. La relation filiale, et sa délicate restructuration, apparaît alors comme le cœur émotionnel du film et indique combien il peut être difficile de conserver des attaches familiales dans un monde en perpétuelle mutation. Le geste de Grigorakis n’est donc pas celui d’un moralisateur mais seulement celui d’un peintre de la nature humaine. Assumant jusqu’au bout ses influences malickiennes, il clôt son film par une image d’espoir inspirée du maître texan – un arbre immense filmé en contre-plongée dont les branches tutoient les cieux -, qui rappelle la splendeur de la nature et sa capacité à se régénérer, à survivre aux déchirures de l’espèce humaine.
1 https://www.greeknewsagenda.gr/interviews/filming-greece/7403-filming-greece-digger-georgis-grigorakis-and-the-fragility-of-the-lone-rider
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