Voyage dans les marges de Palerme : ruina morum, punk, mafia et désespoir
Documentaire de création, durée 1h26
Avec Bosco Grande, Giuseppe Schillaci aborde quelques problématiques très actuelles : obésité, grossophobie, addiction, harcèlement, handicap, cause animale, inclusion, religion, morale, voire même vague féminisme, pour mettre en scène main dans la main avec son personnage principal, Sergione, une fin de vie récompensée au FIPADOC comme grand prix du documentaire national. Le film nous plonge dans une Palerme crue, rongée par ses contradictions et ses fantômes. À travers le portrait de Sergione, figure punk historique de la ville, tatoueur obèse, enfant d’une bourgeoisie mafieuse, cette hagiographie jouant sur le grotesque propose une fresque intime et sociétale où s’entremêlent l’histoire d’un quartier, d’une famille dysfonctionnelle et d’un homme qui semble avoir choisi son propre naufrage.
Le film peut se voir aussi comme une adaptation libre de Fellini ou de Pétrone : comme Crotone et les cités évoquées dans le Satyricon, Palerme subit la ruina morum, la « ruine des moeurs », un effondrement des valeurs qui frappe d’abord les individus et la société avant de transformer les espaces urbains en villes fantômes. Ces lieux, jadis rayonnants de culture, sont désormais vidés de toute urbanitas et même d’humanitas.
© 2024 | Giuseppe Schillaci
Une galerie de portraits palermitains : tendresses et cruautés des marges
Schillaci, déjà connu pour des documentaires comme Le Modernissimo de Bologne ou Tranzicion, Art et Pouvoir en Albanie, excelle dans l’art du portrait brut, la peinture des déliquescences et des métamorphoses. Il va ici plus loin, déployant son talent pour la fresque et s’adressant presque directement à notre conscience politique en montrant la radicalité du choix et un cas exemplaire de servitude volontaire chez le plus inattendu des candidats : un punk. Son film est peuplé de personnages hauts en couleur, oscillant entre tendresse et tragédie. Sergione, 250 kg et son corps devenu prison, est l’âme du récit : un homme qui n’a jamais quitté l’adolescence, ou plus exactement, ses 12-13 ans.
Autour de lui, une constellation d’amis et de proches compose une mosaïque humaine aussi inquiétante qu’attendrissante : Mariella, l’amie-compagne, ancienne punk, elle aussi cabossée par la vie, s’occupe de lui au quotidien et semble être l’un de ses derniers liens avec la réalité ; Fabrizio, le chanteur et photographe, témoin du passé rebelle de Sergione ; Lulu et Mariella, rescapées de la vie et sauvées par Sergione ; Pinuccio, le discret homme de main qui veille sur la boutique ; et surtout, la mère, figure implacable, froide et obsédée par ses biens matériels, incapable d’amour mais omniprésente dans l’existence de son fils, accompagnée par l’ombre d’un père alcoolique, disparu.
Chaque interaction entre ces personnages, en particulier entre la mère et Sergione — de son vrai nom Salvatore Spatola — dessine un univers où la tendresse le dispute à la cruauté et où tout semble condamné à se répéter jusqu’au non-sens. Et jusqu’à l’éclatement des formes de Sergione et du film qui marque stylistiquement l’affaissement de son corps épuisé, l’affaissement de nos sociétés de consommation, aussi. L’humour est ce qui sauve Sergione du désespoir et rend la réalité figée que décrit le documentaire moins pesante.
© 2024 | Giuseppe Schillaci
Bosco Grande : un quartier en ruines, une épopée punk révolue
Le portrait en creux de Palerme, et plus particulièrement de Bosco Grande, quartier populaire marqué par la pauvreté et l’héritage mafieux rappelle que dans les années 1980, une poignée de jeunes y ont embrassé le punk comme un acte de rébellion contre l’ordre établi. Parmi eux, Sergione, qui incarnait alors la résistance désespérée face à la violence de la société, en était devenu l’emblème.
Trente ans plus tard, Bosco Grande est toujours là. Sans pour autant s’être complètement gentrifié, le rêve punk s’y est dissous dans la résignation et les addictions pour certains, ou la pratique d’arts en demi-teinte pour d’autres. Les ruelles semblent figées dans un entre-deux, à la fois modernes et délabrées, en cours d’aménagement, tout comme la boutique de Sergione, mi-squat mi-salon de tatouage, où les vestiges du passé (crânes, objets punks, affiches rock) témoignent d’une époque révolue et de l’anachronisme de son mode de vie d’ado rebelle chèrement payé.
À travers divers médiums (caméra, téléphones portables) et archives (photos de concerts punks, portraits d’amis disparus), Schillaci reconstitue cette épopée underground. Mais ce n’est pas la nostalgie qui domine, plutôt le constat amer que la ville a changé, que le mouvement a disparu, et que les anciens punks, pour ceux qui ont survécu, traînent leur histoire comme une gueule de bois sans fin. Ici, comme ailleurs, dans les capitales européennes.
Famille brisée, abandon, mafia, violence, nostalgie de la grandeur
Bosco Grande raconte aussi une famille typique de la petite bourgeoisie affairiste palermitaine vivant dans un immeuble, contrepied du Bosco Verticale de Stefano Boeri qui redéfinit l’espace moderne milanais. La relation entre Sergione et sa mère est au cœur du film, le fil invisible qui le coud sur place. Sergione n’est même jamais sorti de l’immeuble possédé — dans tous les sens du mot — par la mère. Cette mère, dure et pragmatique, propriétaire de plusieurs immeubles, automatisée par ses réflexes fonciers, exprime la tragédie de l’incommunicable moderne, admirablement peint par Jean-Luc Lagarce dans Juste la fin du monde. Valeurs aux antipodes faisant loi pour détestation autorisée et haine meurtrière. Le père, ancien boucher, hante le récit à travers des scènes glaçantes : un véritable film d’horreur, la référence à la catho-horror de L‘Exorciste étant convoquée. Du gibier pour psychanalyste.
Ces blessures se traduisent dans le corps de Sergione, devenu au fil des ans le réceptacle de ces souffrances. Son obésité n’est pas seulement physique, elle est psychologique, sociale et politique. L’âge symbolique des 50 ans, possible tournant et possible affranchissement pour l’homme désormais d’âge mûr, est au contraire celui de l’effondrement. Lâche ou résistant ? Malade mental, malade de la société mafieuse ou malade d’amour ? Christ ou voyou ? L’ambiguïté plane et la réponse est laissée à l’appréciation du spectateur.
© 2024 | Giuseppe Schillaci
« Live fast, die young »: un cri d’amour pour Palerme et ses âmes perdues
En effet, cloué au lit depuis six mois, il intègre un centre pour super-obèses, suscitant l’espoir d’une rédemption. 35 kg perdus plus tard, retour à Bosco Grande. Pourquoi ? Parce qu’ailleurs, il n’est personne. Bosco Grande est sa prison, mais aussi son dernier refuge. Il le dit lui-même : ici, il est quelqu’un. Il préfère la mort lente à l’anonymat. Et, tour de force de mise en scène documentaire : il dit face caméra qu’il pense que le film s’achèvera avec sa mort.
C’est cette prémonition que filme Schillaci dans la dernière partie du film, inéluctable. Les scènes se répètent, mais de plus en plus cloacales. C’est une procession religieuse nocturne en l’honneur de la vierge (la mère, toujours) qui marque l’issue de cette catabase. Avant l’anabase de Sergione.
Bosco Grande est donc aussi une élégie en forme de plongée dans l’âme d’un homme et d’une ville. On en ressort hanté par la voix de l’ami qui, jusqu’au bout, aura tenté de rire de sa propre tragédie et aura voué un culte déchirant à « Mamma ». Une empreinte crépusculaire indélébile nimbe le souvenir poignant de l’infinie tendresse de Sergione et du voeu du réalisateur d’embaumer cette époque.
© 2024 | Giuseppe Schillaci
Un film cru, entre documentaire et tragédie humaine
Visuellement, Bosco Grande oscille entre esthétique brute et moments plus composés. Certaines scènes filmées au portable dans une approche quasi-amateur accentuent l’impression de misère et d’immobilisme. D’autres jouent sur des teintes plus ocres et terreuses, comme pour ancrer le film dans la matière même de la ville.
La mise en scène de Schillaci est redoutable d’efficacité et de cohérence. Les liens tissés avec Sergione favorisent sa mise à nu. Le pacte amical et artistique noué entre l’auteur et son personnage sacrificiel font de ce film un tombeau poétique où le réalisateur accompagne doucement la disparition de son ami, Schillaci étant lui-même palermitain. Deux voyages en avion ancrent la réalité parisienne du réalisateur, qui se positionne parmi ceux qui ont réussi à quitter l’île et à se donner un avenir. Le premier retour au pays du réalisateur contextualise historiquement et sociétalement le groupe des anciens punks, la famille Spatola, le quartier de Palerme et son histoire. Le second retour en Sicile, quelques mois ou une année plus tard, marque le début de la lente agonie de Sergione, bientôt suivie de son internement en clinique et de sa fatale évasion.
La maîtrise narrative de Schillaci s’exprime à travers le référenciel cinématographique, de Trainspotting à L’Exorciste donc, en passant par l’intertexte fellinien, et la mise en scène des entretiens avec les amis, les médecins, avec Sergione lui-même, lesquels documentent, en toute lucidité le processus en train de se dérouler. Sans pour autant virer au pathétique et en conservant au personnage et à ses choix leur dignité, le réalisateur fait de Sergione la métonymie de Palerme, et de Palerme celle de Sergione, et plus largement de toute humanité en prise avec une addiction, définie ici par l’immobilité morbide inscrite au cœur de relations malades.
La mise en son de Palerme, elle, produit une mosaïque auditive hétéroclite — fait typique des villes italiennes selon le compositeur Elliot Goldenthal à propos de la bande originale du film Titus (Julie Taymor, 1999) tourné à Rome — qui permet d’embrasser en un instant les Æons. La bande-son alterne entre musique punk d’epoca (souvenirs de groupes comme Crass, Discharge, Negazione, Indigesti et Declino entre autres), musique populaire (Cornutone de Squallor, par exemple), blues et country sirupeux chantés par le personnage Fabrizio au café Roxanne, bruits de rue, radio annonçant des incendies à Palerme et alentours, silences pesants annonçant la mort qui approche. La voix de Sergione, souvent en off, donne une dimension intime au récit, renforçant l’idée d’un monologue intérieur qui tourne en boucle. Celle du réalisateur attentif révèle, par petites touches, l’étendue de la souffrance du personnage dont il livre la prosopopée.
© 2024 | Giuseppe Schillaci
Schillaci ne porte jamais de jugement et combine tous les éléments de ce film profond, touchant, aimable, éminemment primable. L’homme y déploit sa riche palette d’esprit humaniste auteur de roman, de documentaire, de poésie et de philosophie. Il filme avec tendresse, mais sans complaisance, en faisant de la relation amicale entre lui et Sergione, le ressort de mise en scène principal, parfois empêtré à l’image de la situation décrite, pudique, toujours émouvant, pour laisser le spectateur face à cette trajectoire en suspension entre vie et mort, l’enjoignant d’ailleurs presque à choisir. C’est par là que la fable de Sergione devient leçon de vie. Le film fait d’ailleurs écho en ce sens à un autre film remarqué en 2024, le dernier film de Sophie Filières, dans lequel la réalisatrice filmait sa propre mort à travers l’incarnation d’Agnès Jaoui. Ce point de vue du presque-vivant-pas-tout-à-fait-mort, est ce qui donne à ce film son ton crépusculaire particulier et rappelle que nous pouvons aussi choisir, à l’inverse de Sergione, de dépassser la peur et notre petit monde actuel pour nous acheminer vers un monde plus vaste et ré-enchanté.
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