Göran Hugo Olsson – « Concerning Violence »

La société colonisée n‘est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. L’indigène est déclaré imperméable à l‘éthique. Absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et infectées dès lors qu‘on les met en contact avec le peuple colonisé. Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence.

Franz Fanon, Les damnés de la terre

Que la forme ne trompe pas : Concerning Violence, du suédois Göran Hugo Olsson n’est pas vraiment un documentaire. Du moins pas au sens informatif et télévisuel du terme, talking-heads et voix off inclus.Basé sur des images d’archives issues pour la plupart de fonds suédois, il s’aborde comme un essai autour d’un texte de Franz Fanon, écrivain français de Martinique travaillé par la question du racisme et du colonialisme, et dont le texte Les damnés de la terre (1961), source de ce film, fut préfacé à l’époque par Sartre.

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Film nécessaire sur nos péchés, Concerning Violence évoque une période toujours trouble et silencieuse du monde des dominants : celle de la fin du colonialisme, de la terre exsangue laissée à des peuples révoltés dont on continue aujourd’hui l’exploitation. Le silence des discours racistes, des hommes réduits à l’état d’objet. Film déflagration, intellectuel et pourtant tendu, la violence du titre est autant celle des oppresseurs et des oppressés en réponse, que celle du film tout entier, puissant objet de rage qui ne desserre jamais son étreinte sur le spectateur. Et si son titre complet est « 9 scènes de l’autodéfense anti-impérialiste », ce n’est pas pour rien : ce sont des tranches dans le vif plutôt qu’une somme auquel il tend.

Car au-delà de la sidération de certaines archives pour le spectateur du XXIe siècle, dans l’absurde comme ces blancs nababs se faisant servir un verre par un noir en livrée, ou dans la violence, cette mère amputée des bras, madone donnant le sein à son enfant amputé d’une jambe ou le traveling ne semblant jamais finir sur des villageois attendant un repas, Concerning Violence ne raconte étonnamment rien, ou plutôt informe peu : aucun grand moment de décolonisation, aucun acte fondateur.

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Forcément partial (mais peut-il en être autrement ?), il déroule sèchement son réquisitoire. Gloire doit être rendue surtout au texte de Fanon, scandé par la voix guerrière de Lauryn Hill. Plein de formules reproduites textuellement à l’écran, prière incandescente, il brûle d’une rage et d’une intelligence qui donne au documentaire son envol. C’est lui qui, tout en marquant l’esthétique de son fer rouge vif, lui retirant toute possibilité de point de vue contradictoire, élargit paradoxalement son propos. Sa précision incisive, quasi mathématiques (les 9 parties du texte reprises ici dans le film), son tempo haché, donnent au film son rythme et son horizon : l’analyse non pas des faits, mais d’une mécanique de soumission et de compromissions, de désir et de rejet, mettant en regard l’étrange interdépendance qui se noue entre les colons et les colonisés.

Film-système, il démonte les écueils du rêve : comment la rage initiale du colonisé se mue en son désir du colon, de son mode de vie, de sa richesse. Comment ce dernier, effrayé, replie sa présence sur l’exploitation et la glorification de son mode de pensée : séquence incroyable de missionnaires mis à mal par un journaliste qui, lorsqu’ils évoquent l’inculcation de la monogamie comme évolution notable, insiste « mais est-ce catholique ou européen ? Où est-ce écrit ? ». Comment cette soumission, cet écrasement ou compression d’un peuple aboutira à une révolte nécessaire, qu’on ne peut aujourd’hui que regarder avec une forme d’ironie tragique : le film se concentrant principalement sur les années 50-70, il montre énormément d’espoir, d’envies, avant la chute et la douleur du réel.

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Concerning Violence est un film-tract, dont les résonances sourdes parviennent comme autant de vagues heurter la situation mondialisée actuelle, rappelant les grandes heures du film politique ou du groupe Dziga Vertov, à une différence près. Car si le texte de Fanon est sa clef de voûte, l’ossature de l’analyse, il est aussi son fardeau : si la voix subjugue, force est de constater qu’à la différence d’autres films de montage comme La société du spectacle (que le réalisateur cite explicitement comme inspiration de son film dans le dossier de presse) ou même La Rage de Pasolini, Concerning Violence pêche par son absence assez forte de réelle dialectique entre le son et les images. Aveuglé par sa colère et étouffé par le texte de Fanon, il les réduit à une pure idée d’illustration, validation du son. C’est peut-être dans la matière de l’image qu’il aurait trouvé une potentielle porte de sortie à la répétition de son système, en creusant encore la dialectique de la violence.

Car si on ressort sonné, pas sûr que ça ne soit pas simplement par les mots ou la force des images, l’un rencontrant difficilement l’autre, questionnant difficilement l’autre, dans une orchestration de mise en scène appelant plus à la persuasion qu’à la conviction. Et même si l’on ne peut que saluer la rigueur de la proposition et la force de son message, pas sûr alors qu’on réussisse à y voir beaucoup plus qu’un mariage forcé un peu inabouti, un magnifique teaser dans un écrin luxueux pour les écrits de Fanon.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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