En plus de se révéler saisissante d’un strict point de vue esthétique, la meute de chiens, dénotant une atmosphère de fin du monde où tous les êtres se retrouveraient livrés à eux-mêmes, inquiète d’abord. Nous avions vécu il y a quelques années comme des spectateurs impuissants face à la sidération cette incursion d’un torrent canin absorbant dans son flot une gamine à vélo dans l’ouverture du magnifique White God de Kornél Mundruczó (2014) ; l’intrusion et l’invasion de l’espace filmique et géographique par une meute encore plus sauvage impressionnent tout autant dans celle de Black Dog du cinéaste chinois Guan Hu, œuvre découverte au Festival International des Cinémas d’Asie à Vesoul deux semaines avant sa sortie en salles. Par son simple titre, ce film semble prendre à revers le chef-d’oeuvre du réalisateur hongrois ; si Mundruczó faisait de ses chiens des êtres paraboliques visant à lutter politiquement contre l’appareil d’état répressif mis en place par Viktor Orbán dans un récit qui avait tout d’une fable d’anticipation politique, Guan Hu inscrit, lui, son film dans le réel le plus terre-à-terre, dans cette Chine pré-olympique de 2008 ayant bâti et bâti encore pour se faire vitrine d’une certaine forme de miracle économique aux yeux du monde, ceci au détriment d’une population littéralement appauvrie et spoliée de ses villes et villages, chassée de ses habitations, jetée sur les routes en laissant en chemin ses animaux de compagnie. La meute est ici symptôme plutôt que regard prospectif.
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Deux marginaux observant une Chine transformée (E. Peng) (©Memento Films)
L’ouverture de Black Dog, donc : Un minibus roule dans la steppe désertique, approchant d’une petite ville mitoyenne du Désert de Gobi. Dans ce véhicule, Lang (Eddie Peng), ex-taulard taiseux retournant dans sa bourgade natale pour y retrouver son père semi-clochard en mauvais état comblant le vide depuis le départ de son fils en nourrissant jour après jour le tigre du zoo local. Cahotant sur la piste défoncée, le minibus se renverse suite à l’irruption soudaine et brutale d’une meute de chiens, galopant et rôdant pour subsister. La sidération de la séquence provient de son anormalité et de sa dangerosité, aussi bien morceau de bravoure esthétique que véritable vision politique de cette Chine reculée où, littéralement, tout a changé. Le véhicule capote en même temps que le film, d’entrée de jeu, par l’irruption de Lang, chien humain indésirable, aussi bien rejeté et menacé pour les méfaits qui l’ont mené en prison (il a tué le fils d’un baron local) que pour ce passé révolu qu’il représente, emblème d’une période où le chaos n’avait pas encore montré l’entièreté de son visage, personnage qui n’a pas souffert de la violence du changement.
Embauché dans une patrouille ayant tout de la milice privée cherchant à capturer les chiens pour débarrasser la ville de leur présence, il se lie d’amitié profonde pour celui qui semble le pire d’entre eux, un grand cador noir famélique terrorisant le quartier où il a pris ses repères, mordant à tout-va tous ceux qui l’approcheraient et pour lequel une belle récompense est promise. Car dans cette Chine parachevant son souhait libéral par le biais de la compétition olympique, tout se monétise, jusqu’aux chiens, qu’ils soient errants ou non (la création de l’impôt sur les animaux de compagnie auquel doivent se plier les habitants de la ville au risque de se les voir soustraire) ; en relâchant d’abord le fameux chien noir puis en l’adoptant comme on se lierait comme par un coup de foudre à un ami indéfectible, Lang fait un véritable acte idéologique, certainement inconscient, refusant d’accepter ce renouveau ayant transformé sa ville natale en un territoire dépérissant de jour en jour, vidée de ses habitants et de sa force vitale. Pourchassé par ceux qui, revenchards et encore endeuillés, voudraient le voir quitter les lieux, il semble le seul personnage apte à manifester une forme d’humanité dans un endroit qui en semble presque totalement dépossédé.
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Douceur dans un monde brutale (E. Peng) (©Memento Films)
De ce point de vue, Black Dog peut être considéré comme une ode à une certaine forme de marginalité contestataire, faisant de ceux qui habitent l’univers de Lang des indésirables mis au ban, de son père lui-même lié par l’amitié avec un animal sauvage bien que ramolli par les barreaux de sa cage (très belle scène montrant la placidité du tigre se baladant dans la ville après qu’on lui a ouvert les portes de sa prison) à la jeune circassienne en errance perpétuelle avec laquelle il lie un amour silencieux en passant, bien entendu, par le chien noir, férocité sur pattes capable de trésors de tendresse une fois qu’on s’occupe vraiment de lui. C’est ce contraste entre la dureté de la peinture de cette chine contemporaine, mise en scène avec un mélange étonnant de beauté graphique et de raideur formelle, symbolisée par le mutisme presque leonien du personnage principal, et la profonde douceur qu’elle dissimule qui rend le film si bouleversant.
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Film adoubé par un Maître du cinéma ici acteur (Jia Zhang-ke) (©Memento Films)
Black Dog émeut d’autant plus que jamais il ne cherche à le faire : tout semble couler de source, Guan Hu ne misant jamais sur les ficelles mélodramatiques qui pourraient être inhérentes à la fiction canine. De même que son protagoniste, le cinéaste apprivoise son chien, progressivement, tout en cherchant lui-même à infliger des morsures envers son pays, plus par désabusement que par une véritable rage extériorisée. Cet apprivoisement reste avant tout le signe d’un apaisement croissant, montrant tout autant l’injustice d’un monde cherchant à balayer les grains de sable qui pourraient en dérégler la mécanique que le profond besoin d’une tendresse qui, lorsqu’elle lie enfin les êtres, devient la mécanique d’un inframonde solide comme l’airain, enchâssé dans le précédent qui ne peut rien y faire. Il y a sans conteste une forme de naïveté dans ce propos, mais inscrite dans un œuvre elle-même très lucide voire rude sur l’état de notre contemporanéité ; il s’agit peut-être donc moins de naïveté que d’un idéal obstinément poursuivi par le film. Cette finesse d’approche et, au final, la belle émotion qu’elle provoque font de Black Dog, de façon surprenante, l’un des plus beaux films de ce début d’année pourtant non dépourvu en œuvres de qualité.
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