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Après le merveilleux A l’abordage, Guillaume Brac revient au documentaire avec deux films jumeaux tournés avec des adolescents. Le premier, le plus récent, est un court long-métrage (un peu plus d’une heure) et se déroule dans un lycée de la Drôme. Le second est un long court-métrage (38 minutes) et s’intéresse essentiellement à deux élèves de seconde à Hénin-Beaumont. Dans les deux cas, Guillaume Brac choisit un moment très précis de la vie de ces adolescentes (ce sont d’abord les filles qui sont l’objet de son attention), à savoir les derniers jours de l’année scolaire. Les filles de l’internat de Ce n’est qu’un au revoir ont conscience qu’elles risquent de ne plus se revoir, projetant d’aller faire des études un peu partout en France. Quant à Irina et Linda dans Un pincement au cœur, elles sont également confrontées à la menace d’une séparation en raison du déménagement prévu de cette dernière.
Si les deux films explorent les mêmes thèmes (l’amitié, les questionnements adolescents, le temps qui menace de ronger les liens les plus forts…), ils se répondent également d’une manière subtilement dialectique. Aux « babos » de Ce n’est qu’un au revoir, évoluant dans un cadre idyllique (la rivière, la montagne…), répondent les horizons bouchés des deux adolescentes du Nord, issues de milieux sociaux plus défavorisés, dans Un pincement au cœur. Avec la délicatesse qu’on lui connaît, Guillaume Brac parvient cependant à rendre ces oppositions plus complexes et ne sombre jamais dans le schématisme et la caricature.
Si la jeunesse davantage politisée de Ce n’est qu’un au revoir (l’une des filles parle de son expérience vécue lors de la désormais tristement célèbre manifestation à Sainte-Soline) bénéficie d’un certain capital culturel, elle ne peut pas être réduite à ce seul « privilège » et le cinéaste sait également dévoiler les blessures et les accidents de la vie auxquels ont été confrontées ces adolescentes. Car l’une des grandes forces du cinéma de Guillaume Brac, c’est de traquer l’universel à partir de portraits individuels et non de plaquer du discours, vaguement sociologisant, sur la réalité qu’il filme. Si d’aucuns pourront estimer que la jeunesse montrée dans Ce n’est qu’un au revoir est trop « blanche » et trop « privilégiée », ces réserves tombent immédiatement à la vision des films qui échappent de manière subtile à la tentation de l’assignation (à une identité ou à une classe…)
Ce qui intéresse le metteur en scène, c’est de retrouver l’intensité de moments privilégiés immédiatement menacés par la fuite du temps. Tandis qu’elles révisent leur épreuve de philosophie, les amies de chambrée dissertent sur la notion de temps et l’impossibilité de définir réellement ce qu’est le présent. Et il y a toujours dans le cinéma de Brac cette volonté de filmer le présent dans ce qu’il a de plus intense (en matière de sentiment et d’émotion), doublée d’une conscience immédiate de son caractère éphémère. En ce sens, le cinéaste est moins un héritier de Rohmer que le plus fidèle disciple de Jacques Rozier. Difficile de ne pas songer à Du côté d’Orouët en découvrant la complicité de la chambrée d’internat de Ce n’est qu’un au revoir, qu’il s’agisse des épisodes de chahut (la merveilleuse scène où elles font un « domino avec les matelas ») ou des fous-rires complices en passant par la belle insouciance des baignades dans la Drôme (la superbe lumière évoquant également le génial court-métrage du même Rozier : Rentrée des classes). Et comme chez Rozier, une sorte de voile de mélancolie vient recouvrir l’ensemble car ces moments auront forcément une fin et le temps emportera avec lui cette belle insouciance. C’est la belle scène où les filles enlèvent toutes les photos, cartes, posters qu’elles avaient collés aux murs de leur chambre, symbole inexorable d’une ère qui s’achève.
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Dans les deux films, Guillaume Brac filme des jeunes à la croisée de divers chemins. L’été qui suivra les instants auxquels on a assisté provoquera sans doute des éloignements voire des ruptures. Mais la beauté de ce cinéma, c’est de toujours proposer des ouvertures, des échappées. Plus dur et plus direct dans son exécution (sans voix-off, avec des adolescentes qui se livrent sans filtre devant la caméra), Un pincement au cœur montre une scène de dispute assez déchirante dans la mesure où Linda confie à son amie qu’elle se force à ne pas s’attacher, pour éviter qu’une nouvelle douleur s’ajoute à celles qu’elle a déjà connues. Dans un décor sinistre (un centre commercial), Brac filme Irina s’en allant seule, de dos. Ce qui aurait pu être une conclusion sans espoir est immédiatement suivie d’une séquence où les trois copines prennent le train pour aller à la mer. Là encore, le montage s’avère subtilement dialectique puisque l’organisation des séquences, sans obérer une dimension plus cruelle et mélancolique, permet d’ouvrir le film vers d’autres possibles, de ne pas condamner ces filles à un destin inéluctable.
La justesse des deux films tient à la manière dont Brac parvient à se tenir à la bonne distance, entre une certaine réserve (les plans sont généralement fixes, avec parfois un panoramique qui révèle un personnage) et une véritable proximité, entre l’approche documentaire et des méthodes parfois proches de la fiction. Car comme l’explique le cinéaste, le « réel » se dévoile parfois mieux lorsque les situations vécues sont rejouées pour la caméra, à l’image de cette scène assez amusante où les filles tentent de rejoindre l’internat des garçons en grimpant par une sorte de passerelle. Cette méthode permet au cinéaste d’éviter la position du « guetteur » qui traque chaque instant en espérant qu’un événement advienne (les horribles micros-trottoirs du Joli Mai de Marker) et lui offre un cadre (organisé par la mise en scène) où ses sujets pourront exprimer des choses avec encore plus de puissance.
Cette expression des sentiments, des douleurs vives, des émotions est directe dans Un pincement au cœur alors qu’elle passe par des voix-off dans Ce n’est qu’un au revoir, le principe de la bande ne permettant sans doute pas aux filles de livrer des choses trop intimes. Là encore, ces voix-off contribuent à la musicalité du film et agissent comme contrepoint. A l’évocation dramatique de la manifestation de Sainte-Soline répondent les images apaisées de l’adolescente se promenant sur les sentiers de la montagne. Et toujours cette volonté chez Brac de lester la douceur des images du présent d’un certain poids de mélancolie.
Le style élégant et délicat de Brac lui permet de saisir quelque-chose de très juste de cette période charnière qu’est l’adolescence. Fuyant les sentiers balisés de la peinture sociologisante, il parvient à traduire des sentiments et émotions très forts qui rendent ces films universels. A son propos, la tentation d’utiliser le terme galvaudé de « poésie » est grande, car cette poésie, subtil mélange de tendresse, d’humour et de mélancolie, irrigue tous ses films et fait de Guillaume Brac l’un de nos cinéastes les plus précieux.
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Ce n’est qu’un au revoir (2024) de Guillaume Brac
Un pincement au cœur (2021) de Guillaume Brac
1h41
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