Un quart de siècle après ses débuts (Cronos, 1993), le Lion d’or attribué à son dixième long-métrage lors de la dernière Mostra de Venise résonne comme la reconnaissance tardive, mais infiniment méritée, pour Guillermo Del Toro. Naviguant entre films intimistes et grosses productions, le cinéaste mexicain bâtit une œuvre atypique dans le paysage fantastique contemporain. Spectaculaire et flamboyant, son cinéma est traversé de relectures et de réappropriations de grands courants artistiques (la peinture de Goya, le roman gothique anglais, la mythologie lovecraftienne, le comic de super-héros…) souvent inscrites dans la grande Histoire. Situé en pleine crise des missiles de Cuba, en 1962, La Forme de l’eau (The Shape of Water) conte l’histoire d’Elisa , une modeste employée de ménage dans un laboratoire gouvernemental. Muette et solitaire, son destin bascule lorsqu’elle découvre, sur son lieu de travail, une mystérieuse créature détenue prisonnière par les services secrets…
Dès les premières secondes, le générique nous plonge dans un univers onirique et hors du temps.
Les notes du thème musical féerique d’Alexandre Desplat et la voix off du narrateur, hérité du conte merveilleux, accompagnent une caméra flottante, déambulant en apnée au cœur d’un appartement noyé sous les eaux. La fantasmagorie de ces premières images s’oppose au quotidien terre à terre de l’héroïne, Elisa (Sally Hawkins, touchée par la grâce), introduit dans la deuxième partie de cette ouverture. Le réalisateur développe une mise en scène élégante, jamais statique, en mouvement constant, liant, parfois, dans un même geste le personnage et son environnement, comme cette séquence inaugurale où le cadre serré est comme une caresse effleurant le corps d’Elisa avant de dévoiler, par touches, les composantes de son univers intime. Le passage d’un plan à l’autre semble continu, suivant le même courant, les cuts paraissant alors presque invisibles. Le merveilleux comme échappatoire au réel, motif récurrent du cinéma de Del Toro, est ici poussé à son paroxysme. Dans Le Labyrinthe de Pan, la jeune Ofelia (Ivana Baquero) fuyait les horreurs du franquisme et une vie dominée par la présence menaçante de son beau-père, le Capitaine Vidal (Sergi López), en s’évadant dans un monde peuplé de créatures mythologiques, créant ainsi une dichotomie significative entre une réalité éprouvante et une imagination réconfortante. Là où Le Labyrinthe de Pan mettait le conte de fées à l’épreuve du réel, The Shape of Water met, à l’inverse, le réel à l’épreuve du conte de fées. L’art, omniprésent, imprègne constamment l’existence des personnages : Elisa habite au-dessus d’une salle de cinéma, les dessins et peintures de Giles (Richard Jenkins) recouvrent les murs de son appartement, la musique devient le premier lien entre la jeune femme et la créature… Les différentes formes d’art font ici office de portes de sortie au sein même des solitudes des multiples acteurs. De même cet amphibien, très inspiré graphiquement de L’Etrange créature du lac noir de Jack Arnold, campé par Doug Jones (Abe Sapien dans Hellboy ou le fantôme de Lady Cushing dans Crimson Peak) dont la présence physique et charnelle, ne relève en aucun cas du fantasme ou de la rêverie. Il porte la promesse d’un ailleurs, d’une aventure dépassant les conventions en vigueur ainsi que la possibilité de s’extraire d’une temporalité restrictive. Le temps, concept fondamental chez Guillermo Del Toro, est semblable à une épée de Damoclès, une menace inéluctable que les héros affrontent malgré tout, inlassablement. La présence de divers marqueurs temporels – réveil, horloge, minuteur, calendrier… – abonde en ce sens, renvoyant, par exemple, à la montre du Capitaine Vidal ou au mécanisme offrant la vie éternelle de Cronos. S’enfuir d’un monde dicté par une norme monstrueuse apparaît, également, comme une nécessité pour ces figures marginalisées en raison de leur handicap, leur orientation sexuelle ou encore leur couleur de peau.
« Les premiers conteurs, assis autour d’un feu de camp essayaient de trouver un sens au monde. Ils avaient besoin de créer des anges et des démons, de la beauté et des monstres. » (1)
Plus que la retranscription réaliste du climat de la guerre froide, c’est l’imagerie « déformée » sévissant dans l’Amérique post-Seconde Guerre Mondiale qui intéresse le cinéaste et comment elle influe sur les moeurs, formate les comportements. La réalité dépeinte dans The Shape of Water est perpétuellement stylisée, donc irréelle, l’éloignant ainsi des reconstitutions crues du Labyrinthe de Pan ou de L’Echine du diable. Une société qui se rêve en modèle, où le paraître prime sur l’être, excluant de facto ceux qui ne correspondent pas aux codes promulgués.
Deux courtes séquences semblent se répondre, illustrant ce contexte délicat : lorsque les agents d’entretien du laboratoire se réunissent en cachette le temps d’une pause cigarette (un infra-monde où vivent les exclus, rappelant le marché d’Hellboy II ou la planque d’Hannibal Chau – Ron Perlman – dans Pacific Rim) ou quand un serveur, tout droit sorti d’un tableau d’Edward Hopper, manifeste violemment un racisme et une homophobie ordinaires. L’American Way of Life tel que véhiculé par la publicité, crée le mirage d’une culture idéalisée, basée sur les apparences, à l’image de cette affiche enjolivant et rendant appétissante une banale tarte au citron vert industrielle qui se révèlera parfaitement indigeste. Cette époque intolérante, fermée, matérialiste s’incarne à travers la figure de Richard Strickland (Michael Shannon) qui en est à la fois le pur produit et le parfait représentant. Personnage froid, rigide, méprisant, obsédé par le culte de la réussite, qu’elle soit professionnelle (« je n’échoue pas » se dit-il pour se rassurer), matérielle (l’achat d’une Cadillac présenté comme un accomplissement faisant de lui « l’homme du futur » selon le vendeur) ou sociale (une femme au foyer délaissée et deux enfants, modèle fantasmé de famille américaine type). De ses références au mythe de Samson à son rapport doloriste envers son propre corps, chacun des actes de Strickland, chacune de ses paroles semble se référer à la Bible, comme s’il se rêvait en bras armé du Seigneur.
« En tant qu’artistes, on est comme Dieu, tout dépend de notre façon d’organiser les choses. » (2)
Le religieux trouve paradoxalement sa place dans la créature elle-même, décrite comme une divinité « vénérée par les indigènes d’Amazonie », le paganisme acquiert ainsi une incarnation tangible, loin des concepts abstraits du christianisme états-unien. La fascination du réalisateur pour les « monstres » le ramène au courant de l’Art Grotesque et à sa volonté d’imaginer, de modeler des formes absentes du réel, de la Création, faisant de chaque oeuvre d’art une Genèse et de chaque artiste un démiurge donnant vie à son propre univers. Le septième art est abordé avec déférence et dévotion, devenant un refuge autant qu’une source d’extase et d’admiration, à l’image de cette salle de cinéma filmée comme un lieu saint, un espace de recueillement. L’amour de l’art se manifeste tout d’abord par divers clins d’œil comme, par exemple, la silhouette de Strickland lors de sa première apparition, mi-effrayante, mi-cartoonesque, quelque part entre l’Orson Welles du Troisième homme (Carol Reed) et le Juge Demort dans Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (Robert Zemeckis). Guillermo Del Toro transcende ses références en les confrontant à son imaginaire, faisant de l’art un moyen d’expression salvateur qui vient révéler les sentiments profonds de ses protagonistes, comme lors d’une séquence onirique où le temps se suspend, musique, danse et cinéma ne faisant alors plus qu’un. Derrière cette magnifique histoire d’amour transgressant les normes, se cache la profession de foi d’un cinéaste qui se met à nu, dévoilant une part de lui-même dans ces figures marginales, mises au ban, dont il ne cesse de sublimer l’existence. Cette intimité se retrouve pour la première fois chez le réalisateur, littéralement dévoilée à l’écran à travers la question de la sexualité. Qu’il soit métaphorique, à l’image du ballet de gouttes d’eau sur une vitre finissant par s’unir, ou plus explicite, comme lors d’une inoubliable scène aquatique aussi sensuelle qu’osée, le sexe est organique, relié à l’eau qui constitue un véritable vecteur de plaisir chez Elisa. Ainsi, lorsque Strickland tente impulsivement d’attirer l’héroïne, il renverse un verre d’eau, comme s’il connaissait inconsciemment la vertu de cet élément, lui qui se cantonne à des rapports sexuels brutaux, sans jouissance, secs et désincarnés avec son épouse.
Geste de cinéma total, fable humaniste dont la naïveté assumée refuse toute forme de cynisme, La Forme de l’eau est à la fois une œuvre de synthèse et de mutation pour Guillermo Del Toro, une sorte de versant lumineux du Labyrinthe de Pan. L’âpreté de la réalité y évolue désormais en symbiose avec la poésie de l’imaginaire sous le regard émerveillé mais conscient d’un grand enfant qui, malgré sa lucidité sur le monde, n’a pas perdu sa foi en l’Homme, en l’art, en l’amour. La beauté et la pureté des sentiments que convoque le film, nous touchent en plein cœur, provoquant un torrent d’émotions irrépressibles dont on aimerait ne jamais se défaire.
(1) Guillermo Del Toro, in John Landis, Créatures Fantastiques et Monstres au Cinéma, Flammarion, 2012
(2) Guillermo Del Toro, Cabinet des Curiosités, Huggin & Munnin, 2013
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