Avis aux lecteurs : il est préférable d’avoir vu le film avant de lire la critique
Seul un être arrivé à la crispation de la solitude par la souffrance se place sur le terrain où la relation est possible.
Levinas.
Présenté à la Berlinale 2021, prix du meilleur film israélien au Festival de Jérusalem, All eyes off me confirme la délicatesse d’une cinéaste de l’intime. Après son premier long métrage People that are not me, Hadas Ben Aroya creuse plus encore ici ce lieu de solitude et de vacillement de toute certitude : elle en questionne l’essence même.
Nouer une relation intime pour les personnages de All eyes off me, c’est accepter de ne pas être seul à détenir une vérité sur qui ils sont. C’est faire l’épreuve d’une identité aussi mouvante et fragile que le hasard de leurs rencontres. L’écriture du film à cet égard est remarquable. All eyes off me, construit en trois chapitres, est le portrait d’une jeune femme, Avishag (Elisheva Weil, couronnée à raison meilleure actrice au Festival de Jérusalem) à travers trois personnages qui traversent sa vie. Parce que l’expérience d’Avishag est reflétée par Danny, Max et Dror, elle fait naître chez le spectateur un autre regard : ces « dédoublements » donnent une chance d’accéder à ce qui lui est intérieur.
Ce refus d’un récit classique vient dire aussi cette difficulté à approcher l’autre : il questionne cet écart entre ce qu’un être donne à voir et ce qu’il ressent. Dans un monde où la jeunesse s’exhibe sans pudeur et court après des possibles sans limite, sans doute pour se sentir plus vivante, All eyes off me fait entendre une autre voix. La cinéaste célèbre la vulnérabilité qui seule fait ressentir et crée l’intimité.
La vulnérabilité s’ancre en premier lieu dans la sensibilité des personnages. Le premier plan du film- long, silencieux et vacillant- est celui d’un papillon de nuit mourant. Puis ce plan est raccordé au regard cerné de paillettes d’une jeune femme. Cette jeune femme, dehors, pleine d’éclats au milieu de la nuit, c’est Danny. Ces deux images d’une intensité émotive ténue et délicate, avec pour corollaire une immobilisation du temps, sont immédiatement contredites par une déambulation du personnage, au cours d’une fête, à l’intérieur d’un appartement. Dans des plans montés en monochromie (rouges, bleus et verts) la proximité des corps s’exhibe à travers des étreintes et des baisers et des conversations intimes se superposent à la musique techno. Danny cherche Max : enceinte de lui, elle souhaite lui annoncer. Mais Max est dans les bras d’Avishag. Danny dit alors à Max qu’elle a vu un papillon mourant sur le trottoir et qu’elle ne comprend pas pourquoi personne ne l’emmène chez le vétérinaire, pourquoi si cela avait été un cheval, il aurait reçu des soins médicaux, et qui décide quel animal est le plus important. Ce récit est son aveu. En apparence plein de naïveté, il expose Danny : il donne la voix à son intimité. C’est là dans cette parole à priori anecdotique que Danny se découvre sans défense. Ce premier chapitre se clôt alors sur un plan de solitude qui fait écho au premier plan du papillon de nuit.
Un cut tranchant suture ce plan à celui d’Avishag et de Max en train de s’embrasser.
Le chapitre 2 s’ouvre donc sur un baiser qui dit aussi le hors-champ d’une vulnérabilité. Et c’est toute la subtilité de cette écriture : la vulnérabilité cette fois va s’ancrer dans la peau offerte. La chair devient une mise à nu, exposée à la blessure, voire à « l’outrage » consenti. Dans ce chapitre, Avishag révèle ses fantasmes à Max. Ensemble, ils vont alors les explorer. L’intimité entre les deux amants est pleine de délicatesse aussi bien dans la mise en scène de leur parole que dans celle des corps. Mais la frontalité, en contrepoint à cette délicatesse, fait que cette intimité prend pleinement le sens que son étymologie lui assigne à l’origine : « ce qui est (à Avishag) plus intérieur que (elle-même )»( 1). Ce que le personnage ressent n’est pas caché mais se dévoile en se rapportant à un autre qu’elle-même, à Max. L’étreinte entre Max et Avishag n’est pas seulement la vie vibrante qui restitue l’écho d’une harmonie mais l’attentive et inquiète écoute d’un « chaos » qui guette. Car cette altérité qu’Avishag pensait constitutive d’elle-même va se transformer en adversité : la douleur consentie lors des étreintes, et même demandée, prend le visage de sa vulnérabilité. Son identité de jeune femme ouverte aux expérimentations sexuelles, libérée de tout tabou, et que Max aide à conquérir, n’est pas entourée de frontières intangibles.
©wayna distribution
Dans un dernier chapitre, c’est cette adversité qui conduit Avishag jusqu’à Dror : au lieu peut-être authentique de son identité. Trouver son identité ne consiste pas à résister ou renoncer à la rencontre de l’altérité mais d’accueillir l’évènement, de se laisser altérer par lui. Dror est celui qui dit à Avishag qu’elle « est un amour ». Il est cet homme qui se livre dans son plus grand dénuement. Celui avec qui elle va alors « apprendre à se taire, à être présente : à être vulnérable » ( 2).
All eyes off me est un film qui se risque avec profondeur et humilité à l’intime dans ce qu’il recèle de vertigineux : il nous invite à accueillir » cette altérité qui se situe sur un autre plan que le langage (…) la discrétion de cette présence ( qui) inclut toutes les possibilités de la relation transcendante avec autrui. Et c’est là une défaillance délicieuse dans l’être et source de la douceur en soi ».(3)
(1). Saint Augustin, Les Confessions, Paris, GF, 1993.
(2). Hadas Ben Aroya
(3). Levinas, Totalité et Infini.
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