Ne vous fiez pas à son titre apparemment timide. Sous son emballage de petit film d’auteur soigné, Pas un mot de Hanna Slak est à vrai dire assez grandiose. Discrètement. Mais d’autant plus puissamment, comme une lame de fond. Précisément pour cette friction entre l’infime et l’immense, bel et bien ineffable. Si les sujets abordés dans Pas un mot sont universels, totalement actuels, et totalement poignants, ils le sont de cette manière qu’on qualifiera, pour les besoins de la cause, de toute allemande (la cinéaste, dont c’est le quatrième long-métrage, le premier en allemand, est slovène, née en Pologne, mais le minimalisme employé ici s’inscrit vraiment dans un courant germanique), c’est-à-dire avec une retenue qui laisse de la place aux spéculations et pensées du spectateur, l’invite à participer, et magnifie ainsi les sentiments en jeu– d’autant plus qu’ils ne sont jamais réduits à une expression simple, et simplement verbalisable. Pour reposer sur un scénario impeccable, couplé à une mise en scène qui le décuple (qui, à partir de cette armature aussi solide que raffinée,enfle et gronde et va crescendo), ce n’est pas avec des mots que ce film parle, et c’est en cela que l’expérience qu’il propose est vraiment rare et saisissante, et persistante.
On est d’ailleurs subjugué dès la première scène. Discrètement, sous ses dehors quotidiens, ce prologue bouillonne déjà : un ado à peine sorti du lit commande de son portable un drone qui va à sa place dans la cuisine où sa mère (Maren Eggert), déjà accaparée par sa journée de travail et son téléphone, car elle est cheffe d’orchestre et prépare un concert important, tente de lui proposer un petit-déjeuner. Le drone tombe. Le grille-pain rejette des toasts brûlés. Malgré ces menus dysfonctionnements, délibérés ou pas, l’heure tourne et il faut mettre les voiles. Nina Palčeck entame sa dernière semaine de répétitions pour la Cinquième Symphonie de Mahler et son fils Lars (Jona Levin Nicolai) a école. Mère et fils montent en voiture… En quelques images, par lesquelles on est happé (pour leurs intrigants non-dits comme par la magie des mouvements et placements de caméra), une foule de motifs nous sont présentés, non assortis de discours, juste laissés là, comme des notes solitaires, ou plutôt des voix qui continueront ensuite de filer la partition, tantôt sourdement ou de manière voilée, tantôt âprement ou dans de grands éclats rageurs.
Pas un mot parle du lien parent-enfant, des traumatismes que les proches ne remarquent pas et qu’on ne mesure d’ailleurspas soi-même, de la manière dont la violence est relayée à travers les réseaux et de celle dont on l’encaisse réellement, physiquement, du déni du parent face à ces traumatismes, d’une certaine absence d’une part, d’une certaine attente de l’autre…, mais c’est avant tout (le titre tient ses promesses) une étude (symphonique) sur l’incommunication. En pleine répétition avec son orchestre, on avertit Nina que son fils est à l’hôpital après être tombé d’une fenêtre de son lycée, récemment secoué par l’atroce assassinat d’une élève. « Un accident » que cette chute : Nina en est convaincue, ou veut s’en convaincre. Sur demande de Lars, mère et fils quittent tout et partent quelques jours dans la maison de vacances familiale à Locmaria, une île bretonne lointaine battue par la houle à laquelle on n’accède qu’en ferry, où les éléments sont maîtres. Ils sont tous les deux dans une sorte de posture d’effroi, de défi, et d’affût. Aucun ne sait vraiment pourquoi, que faire, ou ce qu’il fera. C’est l’hiver. Une tempête s’annonce. Nina et Lars sont coincés sur l’île.
Dans ce climat lourd et oppressant de paralysie, de même que Nina scrute les indices (tandis que Lars brouille les pistes, comme si sa quête opérait a contrario de celle, non moins énigmatique, de sa mère), on perçoit d’éventuelles causes, on note de possibles symptômes, et des gestes inexplicables qui resteront inexpliqués. L’oeuvre de Mahler, splendide,continue de déployer ses mouvements, prolongée par la musique originale d’Amélie Legrand, les sons indomptés de l’île, les craquements du bois, du feu, épousant la continuité émotionnelle de ce temps de suspens tout en en soulignant, dans ses silences comme dans ses emphases, la non-linéarité. Même si on joue tout du long à relier les points, aucune réponse complète ne sera donnée puisqu’il n’en existe pas, même lorsque l’espèce de lutte qui se déploie ici trouve une résolution.Nonobstant la dimension presque mythologique, ou au moins métaphorique, de son décor (dans son entier : ville orthogonale et île sauvage, voiture connectée et salle de concert) incroyablement filmé par Claire Mathon (qui a notamment collaboré avec Alain Guiraudie et Céline Sciamma), Pas un mot rend fidèlement la subtilité bien réelle des sentiments, la complexité tiraillée de l’insondable tissu qu’ils forment et des situations dans lesquels ils existent. Rien n’est ici envisagé sous un angle manichéen : Nina est très occupée par sa carrière, et un peu rigide, parfois, mais tout indique que cette attitude galvanisée, tendue vers un objectif précis et fermée au reste, correspond à ce moment en particulier et pas à l’ensemble de sa vie de mère ; le père est peu présent, mais il ne se défausse pas complètement… Si le lien entre mère et fils se rétablit, avec autant de fureur (cathartique) que de pudeur, c’est donc imperceptiblement, à travers de petites épiphanies successives qu’on n’identifie pas nécessairement comme telles, et qui leur appartiennent.
Pas un mot réinstaure une communication sans violer les secrets et petits mensonges de chacun ni leur monde intérieur (qu’ils le connaissent/comprennent pleinement eux-mêmes ou pas), très délicatement, en esquivant le schéma ordinaire de la grande révélation où se dessine une forme trompeuse de vérité, pleine et étincelante. Au-delà de la musique, qui accompagne le récit sans raconter, le scénario apparemment dépouillé, réduit à l’essentiel, est ainsi parcouru par une foule de suggestions et motifs infiniment gracieux que le spectateur est laissé libre de recueillir à sa guise. L’écoute, au coeur du métier de Nina mais cruellement défaillante dans ce moment perturbant où Lars en a besoin, est un de ces motifs, de même que le contrôle, qui échappe à la mère dès qu’elle pose sa baguette de cheffe d’orchestre et disparaît entièrement quand elle n’est plus qu’une silhouette perdue dans la nature impétueuse de Locmaria, face aux éléments déchaînés – l’eau, le vent, le feu, qui deviennent eux aussi des figures récurrentes et s’insinuent dans toutes les fêlures. Les mains ont également ici une valeur très symbolique : non seulement celles de Nina, qui guident son orchestre et inspectent les affaires de son fils, puis se mettent à trembler comme des appendices indépendants de son corps qu’elle ne reconnaît plus, mais aussi les mains qui brisent et jettent les choses, et celles qui les réparent – « Oui, il fait ça », dit Nina en se référant au don de bricoleur de Lars, inné, instinctif. On note aussi le parallélisme contrarié des parcours du fils et de la mère, qui devient même, au plus fort de la tourmente, celle qui est « malade », celle que Lars se met à nourrir et « réparer », quand tous les objets électroniques et machines sont si bien cassés et hors-service qu’aucune interférence ne vient plus troubler les échanges, offrant même au duo réconcilié un moment de communion tacite, où le silence n’est plus douloureux mais serein comme l’expression d’une indéfectible connivence retrouvée.
Pas un mot, enfin, est constellé de scènes aussi fascinantes que la première pour leur richesse dans la simplicité, scènesqui invitent à scruter l’indicible, à être attentif au moindre petit geste, regard et phénomène (une fillette cachée qui fait signe de ne rien dire, un objet lancé dans la mer…) en tant qu’ils sont des expressions d’une immensité qui dépasse les mots et qui est toujours déjà là sous tout ce qui l’entrave, prête à jaillir de la « moindre » parole que l’autre arrivera à entendre (« chaque phrase doit être jouée au maximum », dit d’ailleurs Nina à ses musiciens). De même que le lien puissant entre Nina et Lars (dont on ne doute jamais vraiment, tout bien réfléchi) finit par éclater, radieux, dans un sourire partagé sans se regarder, le dos tourné, dont seul le spectateur bouleversé est témoin.
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