Premier long métrage du suisse Hannes Baumgartner après quelques courts remarqués dans divers festivals, Midnight runner aborde un sujet délicat, raccord avec une actualité brûlante, déterrant une série d’affaires sordides, sans jamais faire preuve d’opportunisme. Si le film interroge subtilement et sans complaisance l’image de la masculinité imposée par une société patriarcale dominante pouvant basculer du côté obscur, il ne surfe par bêtement sur la vague #metoo. Le film s’accommode de son dispositif : l’étude de cas quasi clinique, fuyant les idées toutes faites, les vérités plaquées et les analyses à l’emporte-pièce. Mais ni psychiatre ni sociologue, le réalisateur reste à sa place . En artiste impliqué il s’est juste emparé d’une histoire terrifiante inspirée d’un fait réel, celui de Mischa Ebner, appelé le tueur de minuit, qui sévit au début des années 2000.
Pour ne pas froisser les individus impliqués dans le drame et éviter le piège du récit crapuleux, Hannes Baugmanther s’éloigne quelque peu de la réalité, intégrant des éléments fictionnels tout en préservant l’essentiel. Mischa Ebner devient Jonas Widmer, brillant coureur de fonds en suisse dont l’ambition première est de participer au marathon des Jeux Olympiques. Cet athlète mène une vie conventionnelle et normée, façonnée par un quotidien ritualisé : en parallèle de sa pratique sportive, lui assurant une hygiène de vie irréprochable et agissant comme un exutoire, il exerce la profession de cuisinier et s’apprête à emménager avec sa petite amie, Simone, une étudiante, très amoureuse. Ils incarnent le parfait petit couple promu à un bel avenir. Il est soutenu par son coach et sa mère adoptive même si une ombre plane sur ce tableau idyllique : le suicide récent de son frère que l’on aperçoit rapidement au détour d’images filmées après une course. Une enfance difficile est suggérée, ce qui ne paraît pas suffisant pour comprendre sa descente aux enfers où progressivement Jonas va céder aux pulsions meurtrières qui l’obsèdent. De l’extérieur, Jonas n’a rien du psychopathe tel que se complaît à exhiber le cinéma américain depuis des décennies.
Le cinéaste construit un personnage à la manière d’un peintre figuratif, posant sur lui un regard quasi entomologiste. Il observe un jeune homme équilibré en surface, se déstructurant graduellement par son incapacité d’exprimer verbalement sa souffrance émotionnelle. C’est un des axes fort du métrage : si la parole libère les émotions, elle peut aussi atténuer les pulsions. Or, Jonas est un taiseux, il ne s’exprime que pour communiquer, sans affect. Il ne s’agit pas d’un refus mais d’une impossibilité à l’image de cette belle séquence avec sa mère adoptive où il tente de parler de son frère, sans arriver à canaliser ses émotions, à les extérioriser. Et surtout à dire ce qu’il pense réellement au risque d’être soigné. Le cœur du film se trouve à cet endroit, dans ce confinement intérieur qui empêche un individu de dire simplement qu’il ne va pas bien. Le film ne dépeint pas un homme qui va entretenir avec la violence une relation de jouissance mais au contraire un empêchement de faire autrement, de se substituer à ses penchants criminels.
Le sport fait figure d’exutoire cathartique, permettant d’exprimer physiquement une violence obsédante, de canaliser temporairement le désir de mort présent à l’intérieur de son être. Ce n’est pas la seule entrée. Le réalisateur ne s’en tient pas à une explication, il observe, traque l’évolution du personnage sans pour autant délivrer une vision univoque. Il ne s’agit pas de critiquer les failles d’un système, ni de s’emmêler les pinceaux dans une périlleuse analyse psychanalytique de la double personnalité. Le film place intelligemment le spectateur au bon endroit ne faisant de lui ni un complice ni un juge. Il développe une empathie distanciée, une tentative d’humaniser un homme qui s’éloigne de son humanité, position de plus en plus délicate à tenir par les temps qui courent. Mais cette approche pertinente permet de ressentir une terreur profonde et ancrée, de celle qui nous chuchote à l’oreille que n’importe qui d’un peu fragile peut sombrer dans la folie, insinuant l’idée que nos gardes fous, nos protections naturelles ne tiennent qu’à un fil. En ce sens, Midnight runner s’avère beaucoup plus efficace et effrayant que la plupart des films d’horreur qui nous tendent un miroir plus rassurant.
La rigueur de la mise en scène participe à la réussite éclatante de ce premier film mature et intelligent et ce, dès l’ouverture, où le film ne se repose pas sur les dialogues. Dès les premiers plans, la caméra scrute, sculpte même les contours d’une personnalité complexe et intrigante montrée en pleine action dans un quotidien très physique que ce soit à travers le sport ou dans son travail. Baignant dans une lumière crue au naturalisme blafard accentué par la froideur des décors et l’absence de musique, Midnight runner développe une approche plus sensible qu’analytique ; une émotion discrète contamine le film à travers le regard bienveillant des proches de Jonas qui ne voient pas en lui l’agresseur au couteau de jeunes femmes.
Portrait sans concession et cruel d’un serial-killer anonyme, Midnight runner interroge lucidement la frontière poreuse entre le bien et le mal, l’équilibre et le déséquilibre qui peut s’emparer soudainement d’un être humain. Cette réussite ne serait rien sans l’interprétation habitée de l’acteur principal au regard d’acier, l’impressionnant Max Hubascher dont la complicité paradoxale et ambivalente avec le cinéaste frappe à l’écran.
(SUISSE-2018) de Hannes Baumgartner avec Max Hubascher, Annina Euling, Sylvie Rohrer
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