« Voici le premier pressentiment de l’éternité : avoir du temps pour l’amour » écrit Rainer Maria Rilke[1] en préambule du film. 303, avec son titre en forme de palindrome, offre un portait complexe de la naissance du sentiment amoureux. Hans Weingartner, réalisateur et scénariste autrichien de 48 ans, profite de ce moment codifié pour donner sa vision des « millennials »[2].
Dans une station-service, Jule(Mala Emde) accepte de prendre Jan (Anton Spieker) en stop dans son vieux camping-car Mercedes 303 qui donne son titre au film. Direction le sud : l’Espagne où Jan souhaite rencontrer son père biologique et le Portugal où Jule entend annoncer à son petit ami qu’elle est enceinte de lui. Les deux étudiants berlinois traversent alors l’Europe, entre paysages bucoliques et lieux pittoresques, en confrontant leurs points de vue sur la politique, l’humanité et l’amour.
Le film débute avec leurs échecs respectifs à entrer dans les cadres imposés par le système universitaire. Jule, étudiante en biologie, séchant lors d’un oral, montre aux membres du jury son smartphone dans lequel elle peut trouver toutes les réponses. Jan, étudiant en science politique, apprend que sa bourse d’étude lui a été refusée en raison d’un positionnement idéologique jugé trop radical. Il reproche alors à l’enseignant de l’avoir encouragé à prendre position. Ces « digital natives »n’ont pas de leçons à recevoir : ils savent, ou peuvent tout savoir sur tout, et l’affirment avec assurance quel qu’en soient les conséquences.
Les longues conversations auxquelles vont se livrer Jule et Jan durent leur périple semblent les opposer sur tous les sujets : socialisme vs libéralisme, coopération vs concurrence, fidélité vs polyamour. Pourtant, leurs prénoms résonnent en écho, ils ont le même âge (24 ans), des cheveux blonds et des yeux clairs qui les feraient aisément passer pour frère et sœur, et même des vêtements de couleurs identiques, camaïeux de bleu, gris ou beige. Alors que leurs « théories » ne cessent de se confronter, leurs ressemblances fonctionnent en miroir (Jan finit par citer Jule) et accentuent l’artificialité de leurs désaccords.
Jule et Jan sont des enfants de leur époque, toute en contradictions. Adeptes de Google mais soucieux de leurs sources d’informations et méfiants vis-à-vis des médias(leurs propos s’appuient sur des expériences personnelles ou de nombreuses statistiques) et contemporains des réseaux sociaux où les conversations semblent ne jamais s’interrompre (dans le film, elles se poursuivent dans différents lieux de façon elliptique) et où les rencontres peuvent se faire et se défaire dans l’heure alors que Jule et Jan mettent des jours avant d’esquisser une caresse. Ils sont naturellement mondialisés (Jule a vécu en Inde) et parlent plusieurs langues (allemand, anglais, français, portugais) mais ne se confrontent pas, visiblement, à l’altérité dans le film.
Les deux voyageurs rencontrent peu de personnes sur leur trajet et, lorsque c’est le cas,elles sont souvent occultées. Manni, le routier aux goûts musicaux contestables, est privé d’un contre-champ attendu avec Jan dans la cabine de son camion et le médecin Joao Ferreira, à l’accent anglais peu compréhensible, reste invisible derrière la porte de son cabinet. Plus troublant, les rencontres qui justifient le trajet de Jule et Jan, et que le spectateur ne peut s’empêcher d’attendre, nous seront dérobées. La seule personne à laquelle ils seront confrontés est un violeur potentiel qui semble ne servir que la dramaturgie du récit en rapprochant de nouveaux les amoureux en herbe.
Le camping-car devient le décor de ce huis-clos,cocon dédié aux « fragments d’un discours amoureux », prolongé par les échappées belles dans la nature (forêts, rivières, océan) ou la civilisation (abbaye, grotte) mais toujours dans un isolement protecteur. Ces lieux semblent propices aux introspections partagées mais contrastent trop fortement avec les velléités d’ouverture au monde de Jule et Jan (la « coopération » dont parle souvent Jule) que nous, spectateurs ne pouvons qu’imaginer.
Hans Weingartner a travaillé comme assistant sur Before sunrise (1995) de Richard Linklater et cite ce film comme source d’inspiration pour 303. Before sunrise raconte la rencontre de Jesse, jeune américain de passage en Europe, et de Céline, étudiante française, dans un train entre Budapest et Vienne. A Vienne, elle le suit spontanément dans une visite de la ville durant les heures qui le séparent du décollage de son avion pour les Etats-Unis. De la même façon, le film est constitué d’une succession de dialogues où les deux jeunes gens apprennent à se connaitre dans un environnement propice à la romance. Mais Before sunrise propose un concentré de vie amoureuse (attirance, sentiment amoureux, séparation) à une époque pré-Facebook et illustre de façon plus convaincante la prise de conscience de Jule que l’autre ne nous appartient pas et que l’amour n’est pas forcément le pressentiment de l’éternité.
303 nous séduit par ses acteurs qui parviennent à incarner le mélange d’assurance et de fragilité des personnages et par ses paysages accueillants et lumineux, hymne à une Europe sans frontières. Les dialogues théoriques alourdissent quelque peu le rythme mais l’ambivalence du propos est intéressante dans sa façon de brouiller les pistes. Sommes-nous devant un portrait fidèle des jeunes d’aujourd’hui, à la fois bravaches et replié sur eux-mêmes, ou sont-ils les porte-paroles du réalisateur, d’une génération plus âgée, qui fait le bilan d’une époque dont il tente de saisir la complexité ? Dans The Edukators (2003), Hans Weingartner faisait de ses personnages, déjà nommés Jule et Jan, des activistes anti-capitalistes qui s’introduisaient dans de riches villas pour changer le mobilier de place et laisser une lettre avertissant les propriétaires des lieux que leurs « années de vaches grasses se sont écoulées ». The Times They Are a-Changin’ ?
[1] Ecrivain autrichien (1875-1926), citation extraite de ses Journaux de jeunesse.
[2] Catégorie marketing destinée à cibler les personnes nées entre 1980 et 2000.
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