« Pour celui qui crée, tout est un pari, un saut vers l’inconnu« . Nul ne saurait mieux définir l’acte de création que l’intéressée, Yayoi Kusama, surnommée la princesse des pois Pokai que ces mots qui ouvrent Kusama : Infinity, documentaire partial qui tente de réparer une injustice flagrante, rétablissant le statut précurseur de la peintre japonaise. Relativement méconnue du grand public, elle demeure l’artiste contemporaine la plus célébrée et la plus vendue du monde de l’art. Et pourtant cette dame excentrique de 90 ans, tout droit sorti d’un manga, reste un mystère, une icône fantomatique éclipsée tout au long de sa carrière par des figures plus prestigieuses en terme de médiatisation comme Andy Warhol, Jasper Johns ou Mark Rothko.
Rendre hommage à l’artiste de son vivant s’avère une approche pertinente, une volonté sincère, pas seulement de réhabilitation, mais de sensibilisation de son art vers un public plus large. Encore faut-il se déplacer au cinéma pour voir Kusama : infinity, documentaire distribué par Eurozoom, spécialisé dans la découverte de pépites de l’animation japonaise. Car pour toucher une audience de plus grande affluence, une diffusion sur Arte semblait plus pertinente.
Le documentaire appliqué de la quasi débutante Heather Lenz (quelques courts métrages à son actif seulement) ne rend pas toujours justice au talent foisonnant et psyché d’une artiste qui s’est battue durant sa vie à l’encontre des conventions et de toute forme de conformisme, imposant sa personnalité hors norme dans un milieu beaucoup plus fermé qu’on ne pourrait le concevoir. Sans aucune prise de risque, la réalisatrice, sans doute impressionnée devant l’aura hypnotique de la peintre, s’est contentée d’une construction linéaire déroulant chronologiquement une biographie riche en péripéties romanesques.
Cette hagiographie qui manque parfois de point de vue critique et de distance (avec une propension à transformer les zones d’ombres en vertus créatrices), débute par l’enfance de Kusama qui a reçu une éducation très conservatrice dans une famille traditionnaliste mais dysfonctionnelle. Cadette d’une famille aisée d’une fratrie de 4 enfants, elle se passionne très tôt pour la peinture afin d’échapper à la fois au réel et aussi aux hallucinations dont elle est victime. L’introduction alterne des photos noir et blanc d’époque avec des interventions croisées entre Kusama, incroyablement dynamique pour son âge et des spécialistes de l’art, entre historiens et critiques comme Alexandra Munroeou Lynne Zelevanski. Le film se concentre sur sa carrière de peintre et de sculptrice laissant volontairement en suspens ses activités annexes comme l’écriture et la musique qui ont néanmoins joué un rôle majeur dans son existence. Le syndrome Wikipédia affleure la démarche de la jeune réalisatrice qui ne se démarque pas de la profusion de documentaires traités sur le même mode opératoire.
Devant l’invention permanente d’une artiste en perpétuel mouvement, toujours à l’avant-garde des modes, la pauvreté visuelle du film peu gêner, d’autant que pour susciter une empathie permanente, un emploi redondant d’une musique sirupeuse, surlignant les moments tragiques, finit par agacer.
Paradoxalement, cette forme très consensuelle, limite scolaire, permet néanmoins d’accrocher le regard sur un parcours atypique d’une vraie combattante, victime de racisme et de misogynie à l’intérieur d’un microcosme intellectuel que l’on pouvait penser plus progressiste. Son exil aux Etats-Unis à la fin des années 50, pour fuir un Japon qui ne pouvait tolérer sa présence, ne l’a pas propulsée au-devant de la scène alors qu’elle était à l’avant-garde de l’avant-garde entre ses sculptures souples, ses délires phalliques, ses peintures sur les corps nus, sa célébration du mariage homosexuel sous forme d’happening et sa violente critique de la marchandisation de l’art. Bref, ce petit bout de femme peut se vanter d’avoir été une rebelle au sens brut tout au long de sa vie, obsédée par le sexe et la nudité, une vrai punk sans concession qui n’a cessé de remettre en cause l’ordre établi. A travers la figure de Kusama, on sent une volonté de la part de la réalisatrice de signer un plaidoyer féministe radical, mais loin de l’esprit étriqué de « meetoo »,une ode libertaire encourageant les femmes à vivre selon leurs désirs sans se soucier de la morale et du regard des autres.
Le film rend très bien compte de cette dimension subversive mais passe sous silence la dernière partie de sa vie où elle s’est sciemment fait interner dans un hôpital psychiatrique en 1977. Elle y vit toujours, gérant au quotidien ses troubles psychiques après un suicide miraculeusement manqué. Ne pourrait-on pas voir cet enfermement volontaire comme une sorte de gigantesque happening, métaphore de la folie inhérente aux artistes, de la part d’une femme qui a toujours su utiliser à bon escient les médias?
Les dernières paroles du film, lucides et pleines d’espoir, sont celles d’une vieille dame de 90 ans, au look d’extraterrestre avec ses cheveux rouges et son maquillage excessif, passée par des épreuves de dépression, mais qui semble apaisée et sereine. Toujours en activité, ses créations, moins sombres et provocantes que par le passé, sont empreintes d’une luminosité nouvelle, tout en arabesque colorée proche parfois de l’univers du manga.
Heather Lenz signe un passionnant documentaire sur le fond qui ravira surtout les néophytes, mais qui s’en tient à une recette convenue, plus pédagogique qu’artistique. Si l’on apprend beaucoup de choses, rares sont les moments où l’on voit Kusama au travail. Cette dimension pourrait faire l’objet d’un autre documentaire davantage centré sur le processus créatif.
(USA-2018) de Heather lenz avec Yayoi Kusama
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