Beau et plein de délicatesse, avec un sens particulièrement aigu de la double interprétation, Souvenirs de Marnie, est encore une belle fusion entre l’imaginaire anglais et l’asiatique, d’où naît tout naturellement son univers de romantisme fantastique, parfois mélancolique, parfois lumineux.

L’annonce officielle par les studios Ghibli d’arrêter la production de longs métrages, suite à l’échec de ses deux derniers est une nouvelle à la fois triste et absurde. En effet, Le conte de la princesse Kaguya avait dépassé toutes nos espérances, Takahata nous livrant le chef d’œuvre ultime, métamorphosant un conte traditionnel en élégie désespérée à la femme japonaise et à son affranchissement dans un maelstrom de beauté graphique héritant de siècles d’estampes. Quant à ce Souvenirs de Marnie, il est probablement la plus belle production que nous ai offert le studio Ghibli hors Miyazaki et Takahata. Ironie du sort, ce point final ferait presque écho à la tristesse qui s’insinue lentement dans ce deuxième film d’Hiromasa Yonebayashi.

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Anna est une jeune orpheline taciturne, et solitaire. Elle est envoyée par sa mère adoptive chez des amis dans un village portuaire pour y soigner son asthme. En se promenant aux alentours d’une vieille maison délabrée prêt des marais, Anna fait la rencontre d’une étrange jeune fille de son âge qui devient son amie et sa confidente. Arrietty, le précédant film de Yonebayashi était aussi joli que mineur et un peu mièvre et l’on aurait pu craindre qu’il tombe dans le même piège, surtout au vu d’un tel sujet propice aux poncifs du sentimentalisme. La première séquence nous détrompe d’emblée : l’heure sera au chagrin, qui l’emporte contre toute tentation de fadeur.

Souvenirs de Marnie vient d’abord confirmer combien l’univers Ghibli est celui d’un cinéma ouvertement féminin et féministe, exhalant l’emportement d’héroïnes dans leurs questionnements et leurs quêtes identitaires. Eloge d’une sensibilité différente, rejetée par le groupe, vers la construction d’une individualité propre, singulière, il traduit avec beaucoup de précision, de tendresse, mais aussi de cruauté ce que peut être le tourment adolescent, la recherche de projection et de modèle. Anna et Marnie s’ajouteront à ces héroïnes en quête d’émancipation et d’affirmation de soi au seuil de l’âge adulte, sœurs de Princesses Mononoke et Kaguya ou de Chihiro  . Le récit d’apprentissage de Kiki n’est pas loin non plus. On ce souviendra en particulier de cette relation complice très forte entre la petite sorcière et cette jeune peintre affranchie et en marge.

Cette adaptation du When Marnie Was There de Joan G.Robinson, classique de la littérature adolescente adulé par Miyazaki, apporte une nouvelle preuve que le studio accorde depuis un moment un intérêt pour une littérature anglo-saxonne exclusivement féminine comme en témoignaient Terremer et Arrietty tirés respectivement d’Ursula Le Guin et Mary Norton  mais jamais la fusion des deux cultures ne s’était opérée avec autant de charme. Yonebayashi transpose dans un petit village au nord d’Hokkaïdo un univers typiquement anglais dont on pressent des cottages et de bords maritimes dignes de L’aventure de Mme Muir. Le mystère d’une vieille demeure british, avec ses souvenirs, ses fenêtres qui s’éclairent la nuit, et s’éteignent le jour se fond parfaitement dans l’imaginaire asiatique d’herbes vertes, de végétation et d’ouverture au monde des esprits

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Souvenirs de Marnie réalise le fantasme impossible d’un dialogue intergénérationnel entre deux jeunes femmes d’époques différentes au même âge. Deux adolescences séparées par 50 années se regardent tels des reflets dans l’eau. Passé et présent se fondent et interfèrent, déréglant la perception et les certitudes. Au-delà de la simple histoire d’amitié, c’est bien de destins malheureux, un échange de souffrances en quelque sorte, porté par le sentiment d’abandon quelque soit la période. Sous l’élégance et l’envolée onirique, se cache une œuvre amère où les héroïnes semblent répéter les aléas de leurs existences, malédiction que les mères transmettraient à leur fille. Cette découverte de l’âme sœur devient l’objet d’un partage de douleur en miroir, rappelant, et pas seulement à cause du titre ces fameuses Femmes en miroir de Yoshida, dans lequel chacune devenait le reflet de l’autre, se donnant leur malheur et leurs craintes de génération en génération comme un douloureux héritage. Souvenirs de Marnie baigne dans une douce douleur ; la solidarité réside dans une souffrance partagée, le dialogue en miroir d’une solitude vécue à deux quand elle ne reste pas à l’intérieur de soi. Avec ses adolescentes perdues découvrant lentement leurs traumatismes, leur manque d’amour et le manque Souvenirs de Marnie peine à dissiper ses tentations dépressives, que trahissent d’ailleurs les premiers mots de l’héroïne : « Dans notre monde, il existe un cercle magique invisible. Il y a l’intérieur du cercle, et l’extérieur. Moi, je suis à l’extérieur. Mais cela m’est égal. Je me déteste.  »
Mais qu’on se rassure, Souvenirs de Marnie sera aussi l’histoire d’un réveil, d’un travail de deuil, d’une renaissance au monde et à soi, d’un début face aux années qui filent entre les doigts. Car il faut vivre ;  aussi éthéré et sublime soit le rêve, il n’est qu’une échappée, une fuite en avant. La lueur de l’avenir reprend ses droits à la faveur d’autres amitiés naissantes. C’est d’ailleurs, in extremis et plus maladroitement que cette lumière vient recouvrir une obscurité qui ne cessait de grandir au fil du film, concession probable à un public adolescent pour ne pas trop l’ébranler et privilégier le divertissement au spleen. La fin semblera donc quelque peu précipitée, presque abrupte dans son optimisme et déteindre avec l’ensemble, comme si elle intéressait moins Yonebayashi.

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Une autre surprise et pas des moindres, Souvenirs de Marnie s’ouvre également à la sensualité. La relation avec les deux amies est si passionnée qu’elle en devient ambigüe : étreintes, peau frôlées, regards échangés provoquent un trouble qui en ajoute à la palette des émotions.  Au fil des générations, les femmes se croisent dans des temps réels et imaginaires, suggérant une fascinante permanence de leur destin. Rapidement le temps est aboli et l’héroïne rencontre tout autant des jeunes filles qu’on peut supposer d’une autre époque, que de vieilles dames artistes qui contemplent encore le même paysage que celui de leur enfance, mais désormais ravagé par le lierre.
A l’unisson du visage de son héroïne, l’esthétique de Souvenirs de Marnie est en demi-teinte.  Malgré les visions verdoyantes, ce sont surtout ses crépuscules de ciels mauves et bleus qui imprègnent le regard : beauté des soirs inquiets, heures de rencontres juste avant que la nuit ne tombe. Parfois, l’atmosphère s’apparente à un gothique qu’on croirait tout droit sorti des Soeurs Brontë, enveloppant ses âmes perdues dans la pluie battante et le vent, ou les conduisant à se réfugier dans un vieux moulin délabré, qu’on dit hanté, lors d’une scène décisive et magnifique.

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Le classicisme de l’animation tendrait presque à faire oublier à quel point le pari était risqué de créer un univers où tous les contours s’effacent, où les repères disparaissent au point de nous faire perdre pied, maintenant ce sens de la question, l’énigme d’une vérité parfois indéchiffrable, suspendue. Ghibli n’avait pas suscité cette sensation d’émerger d’un long rêve depuis Le voyage de Chihiro. En ce flottement persistant, en cette propension à égarer dans un labyrinthe temporel, éclate un fantastique insidieux et métaphorique, quelque part entre la ferveur du fantôme et celle du fantasme. Il est le témoignage d’un vertige intime, d’une promenade mélancolique au fond de soi, de ses angoisses, de ses fissures. Tout en subtilité, Souvenirs de Marnie capte les entailles du temps, enfui, irrattrapable et célèbre la beauté des rencontres impossibles.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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