Dès la scène d’ouverture, sous sa peau pâle et rosissante d’élève qui se fait sermonner, elle est inaccessible. Inaccessible à la logique de l’adulte et à la sanction, qu’elle vit clairement comme une injustice. Et cette inaccessibilité de l’adolescence va se voir jouée de façon aussi radicale que sensible sur tous les plans du quatrième long-métrage de la réalisatrice flamande Fien Troch qui répond à nos questions ici
En alternant le format carré et le format vertical de scènes tournées au portable, en approchant dès le départ les ados souvent de dos, derrière une vitre ou en plongée, Home dresse le portrait d’une génération en échappement continu. Echappant aux parents qui n’ont de cesse de vouloir les épingler comme autant de papillons pour mieux les contrôler, les ranger, les dominer. Echappant aux attentes, aux injonctions, à la compréhension, aux règles, aux modes d’emploi pour lesquels ils ne sont tout simplement pas programmés. La scène où John continue de textoter nerveusement alors qu’il se fait intimer à plusieurs reprises l’ordre de quitter les lieux est explicitée plus tard: il se devait de répondre immédiatement à d’autres injonctions bien plus urgentes pour lui, celles de sa mère en crise. Une génération échappant également aux regards. Seules les scènes filmées au portable la laissent entrevoir au naturel, comme par effraction, comme s’il s’agissait d’un sujet d’observation. Et dès qu’un parent ou un enseignant entre dans le champ, s’installe le malaise contraint, le silence buté.
Tout en fluidité, sans jamais heurter ou peser – six mois de montage sont passés par là – le double format du film symbolise la frontière entre les générations. Qui restera irréductible.
Au départ de l’histoire, Kevin, qui sort de captivité, atterrit chez sa tante et en même temps dans la bande de son fils Sammy. A petites touches se dessinent errances en parkings et autres zones urbaines non définies, glande, sexe sans joie et de peu de partage, immobilisme de jeunesse nomade uniquement reliée à son portable, familles dysfonctionnelles, relations mères-enfants ambivalentes voire franchement destructrices, absence de discours ou de confidences. Seule la rugosité abrupte des images règne sur un vertige de déliquescence. « L’ennui. Je voudrais tuer quelqu’un pour me sentir vivre » écrit Sammy sur sa page Facebook.
Home pourrait ainsi dévider son cocon et remplir sa toile à perte de vue ; aucun adulte ne peut ou ne veut entendre les appels de sa progéniture avant que de s’étonner. Pourquoi n’a-t-il pas appelé à l’aide ? Mais le montage subtilement elliptique resserre les lignes narratives, nous fait percevoir puis nous force à voir l’autorité systématiquement abusive de ces adultes en nous conférant un regard d’ado sous acide, au point parfois de faire apparaître comme monstrueux, clownesque, irréel tout ce qui dépasse cet âge. Indéfinis, sans projet, sans « emploi », sans pouvoir, Kevin et ses amis échappent au ridicule de ces pantins programmés, mécaniques, sans joie et sans jeu de ceux qui sont censés les éduquer et se contentent pour cela de leur offrir une télé devant laquelle ils se sentiront comme une poule devant un couteau. Le film rend de plus en plus palpable la violence intrinsèque et banalisée des institutions, école, famille, société. Et à ce constat accablant s’ajoute la totale impuissance de ces institutions à repérer, malgré ses plaintes, l’ado en grande souffrance qui se retrouve acculé au pire. L’ahurissante scène de passage à l’acte de sa mère sur John, frontale et pourtant sans obscénité, a le très grand mérite de nous mettre face à la réalité de l’un des plus grands tabous, tout en l’abordant sous un angle rare.
Radicalement du côté des jeunes dont elle fait percevoir le désarroi sur le vif et à fleur de peau, la cinéaste passe ainsi, au risque parfois d’une légère caricature, de la position assumée “Tout pouvoir est violence” (Gilles Lamer), au subtil dévoilement de la gamme d’abus de ce pouvoir — ici une claque, là une remontrance injustifiée ou culpabilisante — qui attend inévitablement celui qui juge et exerce son autorité avant de chercher à comprendre, sentir, analyser. Victimes par définition et a priori puisqu’ils sont dénués d’autorité et dépendants de celle des autres, les ados de Home nous amènent alors au bouleversant sentiment que c’est bien à l’âge de tous les possibles que s’étouffent ou se brisent les destinées d’exception, que se payent les souffrances de l’enfance, et que le foyer dont il est question dans le titre représente le lieu froid et désert des détresses les plus secrètes, des tragédies les plus sanglantes. Constat que pose et impose Home sans tentative d’analyse du passé, et qui en fait le contraire même d’un autre film sur les violences multiples de l’enfance, Granny’s dancing on the table, chef-d’œuvre d’intelligence transgénérationnelle. C’est peut-être à ce prix que Home nous fait subrepticement passer du teen movie à la tragédie grecque en nous le rappelant au passage: la vie n’est pas un film.
Porté par un casting magnifique d’acteurs pour la plupart non-professionnels, une mise en scène fluide, à la fois libre et très pensée, sans lumière artificielle ni maquillage, pratiquement dénué des classiques champs et contrechamps, Home est baigné par une bande son atmosphérique qui contourne soigneusement tout pathos, signée par Johnny Jewel et son groupe Chromatics ; on peut découvrir depuis peu leur morceau « Magazine » accompagné du clip réalisé à partir d’extraits du film.
Les éléments du scénario écrit par Fien Troch et son compagnon Nico Leunen peuvent faire songer au Larry Clark de Kids, de Wassup Rockers, à certains Xavier Dolan, à Sofia et Gia Coppola, au Gus Van Sant de Paranoïd Park et Elephant. Mais Home compose un univers très personnel qui se distingue par sa recherche d’image brute, son écriture passant du zoom au dézoom ou au recadrage, sa sensitivité, son authenticité, en évitant les provocations de Clark et Dolan, la froideur clivée de Van Sant, l’esthétisme de Sofia Coppola. Témoin, ces scènes de skate qu’il est intéressant de comparer dans ce qu’elles indiquent sous l’œil des différentes caméras. Les territoires de Paranoïd Park se transgressent, la glisse déploie son sentiment de liberté avec ivresse: lorsque le sol et le ciel ne sont plus accessibles, reste l’air comme échappatoire. Loin des acrobaties, voltiges et amples travellings du film de Gus Van Sant qui en font un sublime éloge de la ligne de fuite, tandis que Clark montre les murs du ghetto ou de la société auxquels ils se heurtent par les chutes et les heurts avant de s’immobiliser avec une balle dans la peau, Home rive tout simplement ses ados au béton et à la zone, brise les lignes, les confine dans des non-lieux étriqués, résumant la glisse libératrice du skate à de petits mouvements laborieux qui déclenchent les rires des uns et des autres.
Le ghetto des jeunes de Home, ce sont leurs liens familiaux qu’ils transportent comme autant de limites intérieures. Ils ne sont pas abandonnés à eux-mêmes comme le sont par exemple ceux de Belle-Epine de Zlotowski dans ces espaces où ils peuvent sublimer la violence par la vitesse de leurs motos, non, ils sont cadrés serré, la caméra se chargeant de capter le sentiment d’oppression permanent qui, insidieusement, se transmet au spectateur et littéralement, serre le cœur.
Paradoxe du film, malgré leurs limites et enfermements, la grâce de ces adolescents demeure. Sans se rebeller, en retenant et en accumulant leur colère et leurs non-dits comme un pur combustible que la sourde violence de Kevin va enflammer, ils ne se déparent pas de ce charme vibrant qui les relie à l’enfance et nous poursuit bien après la première vision.
FICHE TECHNIQUE
Scénario: Fien Troch et Nico Leunen
Réalisation: Fien Troch
Image: Frank van den Eden
Assistant réalisation: David Oeyen
Montage: Nico Leunen
Musique: Johnny Jewel
Son: Kwinten Van Laethem et Michel Schöpping
Direction artistique: Jef Peremans
Décors: Enzo Smits
Costume: Judith Van Herck et Valerie Le Roy
Casting: Magali Coremans
1h47.
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