Présenté au Festival de Berlin , le nouveau film de Hong Sang Soo est un huis-clos. Mais un huis-clos « ouvert » par le regard d’un personnage ( Areum, incarnée par Kim Mi-hee), qui est le cœur du récit et de la mise en scène.
© Les acacias
Au bout d’une allée, un café. Les gens s’assoient et parlent de leur vie. Ce sont toujours des couples de femmes et d’hommes mais qui ne vivent pas ensemble. Des amis qui se retrouvent, peut-être d’anciens amants, d’autres apprennent à se connaître. Beaucoup sont comédiens. Et pourtant tous portent en ce lieu leur solitude à découvert. Au fil des discussions, d’une table à une autre, d’un plan serré à un plan d’ensemble, leurs émotions se libèrent. Elles sont bruyantes, surprises au milieu des larmes ou d’un sourire, non dites, « naïves et puissantes, précieuses, en toc et vitales » (1). Reflux émotionnels toujours liés à la perte, celle d’une amie, d’un amour, d’une vie paisible ou d’un devenir écrivain. Et la musique du café ( Schubert, Wagner, Offenbach, Pachelbel) devient alors la voix-off sentimentale de ce qui se « joue ».
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L’émotion est créatrice d’un autre mouvement, celui de la caméra qui glisse alors vers le visage d’Areum. Toutes ces histoires s’y reflètent puisque la jeune femme se nourrit d’elles pour écrire. Et là se trouve l’intensité du film. L’émotion est dans Grass la « chair nue » du récit et de la mise en scène également dans les hors-champs où Areum, se trouve, écoutant, regardant, sans prendre part aux discussions. Le principe d’incertitude propre au travail du cinéaste se déploie ici. Areum écrit-elle à partir de l’émotion qui naît sous ses yeux ou celle-ci n’est-elle qu’une vibration de son propre travail d’écrivain ? Ces couples existent-ils ou prennent-ils corps par ses « rêveries qui veulent » (2), par sa « volonté qui rêve » ( 3) ? La musique crée-t-elle des forces imageantes, ou bien n’est-elle qu’une autre parole prononcée par Areum, ayant en elle une tension qui la pousse à se transformer en son, en mélodie ? Passé, présent, futur se chevauchent, comme chaque fragment d’histoires et de vie résonnent entre eux, s’entremêlent et se tissent au regard du spectateur qui s’interroge, ému et tremblant devant ce jeu.
Et c’est alors que d’une table à une autre, les liens peuvent se nouer : « c’est ainsi que les gens se réunissent. Le mélange de leurs émotions leur donne de la force. Leurs vies se sont croisées et maintenant les voilà côte à côte » (4). Celles des personnages, comme celles des spectateurs. C’est de ces moments perpétuellement en fuite et perpétuellement captifs que se dévoile, non point l’illusion, mais une réalité autre, créée par le regard d’Areum, qui n’est autre que celui du cinéaste : un regard artiste. Où le moindre détail s’y cerne de lumière, y prend une saveur nouvelle. Il y a alors une indescriptible aisance avec laquelle les voix se meuvent ensemble dans une sorte de recréation. Là dans ce café, « les mots retrouvent leurs rêves perdus en revenant naïvement aux choses » ( 5). Alors la nuit commence, tous restent dans le café. Et nous avec eux.
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Parce qu’« on traverse la vie si vite, on doit toujours se dépêcher (…). Alors nous n’avons pas le temps de faire attention à ce cadre mental qui en fait contrôle notre comportement, qui colore nos désirs. Nous avons besoin de temps pour y faire attention » (6). Ce temps nous est donné par le cinéaste qui, dans Grass, fait de la rencontre autant un événement pur d’émotion qu’un événement de la pensée. Grass est un très beau film qui n‘invente pas un récit mais une vie nouvelle, où désirer et exister ensemble est possible.
1 – Phrase extraite de Grass, prononcée par Areum.
2 – Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2016.
3 – Ibid.
4 – Phrase extraite de Grass, prononcée par Areum.
5 – Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2016.
6 – Hong Sang Soo, conférence donnée au Festival de Cannes, 22 mai 2017.
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