Quand la difficulté de vivre s’intensifie, l’envie vous prend d’aller ailleurs. Une fois que vous avez compris que la peine est partout la même, alors la poésie peut naître.
Sôseki
Tombe la neige sur Séoul, tombe les filles et le temps, la nostalgie imprègne Le jour d’après, dernier opus du coréen Hong Sang-soo présenté en compétition au Festival de Cannes cette année (en même temps que La caméra de Claire avec Isabelle Huppert et Kim Min-hee, tourné durant le précédent festival de Cannes et présenté hors compétition). Bongwan (Kwon Hae-Hyo) déjeune quand son épouse cherche à lever le voile sur des changements imperceptibles. Les questions se suspendent dans l’air, s’accrochent aux profils qu’ils nous offrent, elle et lui, attablés. Ils se font face. S’affrontent, s’évitent. La caméra oscille de l’un à l’autre puis elle se met en mouvement pour attraper un homme qui marche. Bongwan marche dans le petit matin froid et vide, avance puis se fige, laisse passer la vie. Il rejoint une femme puis une autre. Le temps s’emmêle dans les profils de ces jeunes femmes qui s’échangent. Il y a bien une autre femme dans la vie de Bongwan, l’épouse avait deviné juste, mais elle est partie, elle a quitté sa place. L’éditeur a dû la remplacer alors qu’elle occupe toujours ses pensées.
Dans un Noir et blanc digne d’une estampe, le film capte une image du monde flottant, la peinture des émotions s’étale dans des plans fixes aux cadres immobiles qui resserrent des duos amoureux, conjugaux, de travail. Le saké rend les filles rouges, les conciliabules se transforment en confidences. Le désir d’exister, de vibrer, d’écrire et de parler encore, de Dieu, de l’amour, de la création se déploie sur la toile.
Hong Sang-soo procède par d’infimes variations. Le cadre bouge à peine, il intervertit simplement les rôles. Assis, attablés les duos fragmentent leurs confessions ou leurs chagrins. Variations sur la peine, variations sur l’oubli, variations musicales aussi. Bach regarde les couples se faire et se défaire. Quand le duo vire au trio, la dissonance s’installe. L’épouse se trompe de maîtresse, l’éditeur trahit sa nouvelle employée, l’amante refait inopinément surface, depuis toujours les triangles amoureux se heurtent à une équation insoluble, chez Hong Sang-soo, ils déjouent les accords pour libérer une partition désaccordée.
Le jour d’après chante et enchante l’espace et le temps avec une grâce certaine. Les panneaux passent, les moments s’en vont, on laisse couler les larmes et les rancœurs, on les noie dans du saké. Par lâcheté ou par désinvolture, Bongwan n’a pas su accrocher l’instant, Aeurum (Kim Min-hee) met sa vie sur la table, ses désirs, ses raisons de vivre : » Pourquoi vous vivez ? » Quelle réponse offrir à une question aussi candide et radicale en même temps ? Au scepticisme de Bongwan, Aeurum oppose sa foi en l’homme, en Dieu, en la création. « En inventant de belles phrases, on finit par y croire. » La scène de retrouvailles est faussée par l’oubli : on ne rattrape ni les gens ni le passé. Sôseki s’invite dans le décor enneigé : « la peine est partout la même. »
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