Le dernier film du réalisateur coréen reprend le dispositif narratif en diptyque de ses premières réalisations, mais avec le trait lumineux qu’on lui connaît depuis quelques années. C’est une ligne très claire au réalisme cotonneux qui anime chaque plan des derniers opus, de « Hahaha » jusqu’à « Hill of Freedom » son précédent film très réussi, dans lequel Hong excellait une nouvelle fois par son inventivité de narration et montage. Une quiétude un peu rêveuse donc, où les ombres angoissées des films antérieurs ont fait place à des rondes plus apaisées, le mal-être, le sexe et la violence remisés en arrière-fond, digérés par un regard plus mature et rieur. Le film est une nouvelle combinaison des éléments chers à Hong Sang-soo : l’oisiveté, la province, les possibles amoureux, et la mise à l’épreuve de soi, permise par un interlude social qui fera encore office de révélateur, en poussant le personnage masculin à de petits excès, des mensonges, des lapsus, ou de tonitruants débordements. L’argument narratif est désormais archétypal : un réalisateur, Ham Cheonsoo, vient présenter l’un de ses films à Suwon (grande ville de province traitée comme un microcosme villageois dans le film), mais il se trompe de date, et arrive un jour trop tôt. Ennui. Il devra donc tuer le temps en se consolant avec ce que la providence lui offre : une jeune femme très belle, l’apprentie peintre Yoon Heejeong, qu’il rencontre à deux reprises le même jour – un signe qu’il interprète, peut-être par déformation professionnelle, comme le début d’une histoire romanesque. La comédie sociale (jouer de son prestige artistique) et amoureuse (cendrillon, son prince, ou bien juste un prédateur de plus) peut alors commencer avec son babil existentiel, une fable que chacun semble jouer davantage par plaisir que par crédulité. Reste que les deux personnages cherchent malgré tout à conjurer leurs solitudes ; cela scellera, plus que le désir, leur complicité d’un jour, d’une nuit, et de ce lendemain de gueule de bois, enchanté ou désenchanté…
Le titre original, « Right Now, Wrong Then », davantage que sa traduction française un peu trop littérale, signifie bien cette équation précaire, ce chavirement permanent des gestes et des émotions (à la manière enfantine d’un « Jean qui rit, Jean qui pleure »), et dans leur sillage, de la conduite narrative, dans lequel Hong Sang-soo a construit son nid cinématographique. Un tout petit territoire mais riche de mille potentialités et commutations. « Right Now, Wrong Then » est à cet égard un titre international aussi emblématique que pouvait l’être « Turning Gate », son film de 2002 : presque l’annonce d’un programme de cinéma, tout en détours et réversibilité, en doute et rêverie, qui s’ingénie à produire des contradictions narratives et des zones d’incertitude, au lieu de les lisser. Le cinéma de Hong est souvent sujet au malentendu pour sa trivialité et son apparente répétition. Pourtant, c’est bien dans l’inversion des polarités narratives (creux et plein du récit, évènement et non-évènement, variation contre progression), et dans la mise à jour d’un processus de cinéma, littéralement sa mise en narration grâce aux « machines mentales » des personnages, avec toutes les interférences et parasitages possibles de l’un(e) à l’autre, que réside l’essentiel de son cinéma. Un cinéma qui déplace donc l’efficience de la narration, ou l’intérêt a priori du sujet, pour rebondir au dedans des scènes et dans leurs angles morts, avec les bifurcations infimes que chacune ouvre – « improvisation » dirigée des acteurs à l’appui ; malignité du cinéaste à provoquer chez eux un désarroi, ou bien un courroux éclatant – au risque de chambouler le macrocosme de l’histoire toute entière. L’indécision et l’indétermination, cet état de permanente vacance intérieure, du choix toujours à faire, et du devenir à accomplir chaque jour en aveugle, au risque de prendre les mauvaises options, ordonne autant qu’il désordonne la narration, construit la fable ou délite la représentation échafaudée jusqu’ici dans une alternance de contrôle et de laisser-aller. Cheonsoo, le réalisateur du film, quarantenaire entre deux âges cultivant de faux airs de jeunesse (le gimmick horripilant et comique de la longue mèche de cheveu qui lui descend sur le visage), tente de tenir son récit, mais il se laisse embarquer par les situations qui mettent à l’épreuve son orgueil, sa virilité, ou la vacuité de sa parole de cinéaste consacré. Il reste pris entre la parade publique et le miroir démystifiant de son comportement quotidien. C’est là que semble se loger la principale fiction chère à Hong, la construction de soi et sa représentation dans le rapport aux autres, et à l’autre, l’alter-égo féminin, ou inversement (voir dans les films qui précédaient les portraits de femmes, Haewon, Sunhi, et d’Anne (Isabelle Huppert), l’étrangère de « In Another Country » ; une relative nouveauté chez le cinéaste).
Après la tendance à la forme courte des films récents, « Hill Of Freedom » en premier lieu, « Right Now, Wrong Then » semble un retour aux formats plus étirés, mais toujours dans l’économie très épurée et resserrée des derniers films. Celui-ci pourrait être perçu comme un retour en arrière, ou une déclinaison moins excitante après les expérimentations narratives diversifiées de sa filmographie immédiate. Pourtant, au travers de quelques scènes cruciales, véritables pivots dans le dialogue entre les deux versions du récit, mises bout à bout en diptyque, Hong accentue quelques traits et directions sensiblement nouvelles. Trois scènes catalysent les variantes les plus significatives de ce récit « rejoué » : la première est celle de la visite de Cheonsoo dans l’atelier de Heejeong, durant laquelle le personnage dispense en « maître » et « aîné » son jugement sur la peinture de son hôte, un avis encourageant ou sévère, pour la flatter ou prenant inversement le risque de l’irriter ; la seconde est celle, double, de l’enivrement dans le petit restaurant de sushis, suivi par une veillée chez l’ami libraire de Heejeong jusqu’à une heure avancée de la nuit ; la troisième est l’épilogue final : la projection du film le lendemain, et surtout le débat public, réussi ou raté, qui succède. Si la première version du récit semble prendre un tour assez réaliste, avec sa conclusion un peu aigrie en forme de double ratage ; la seconde prend quant à elle des accents enchantés ou savoureusement grotesques. En témoigne notamment la bague trouvée sur un bord de trottoir qui scelle un cérémonial de mariage joué par les « tourtereaux » alcoolisés et cette conclusion en forme d’adieu chaste, sorte d’happy end amical, qui consacre le semblant de conte de fée de cette comédie sentimentale. Ailleurs, c’est le cinéaste, qui ne contenant plus son ébriété devant les convives pourtant très respectables de la librairie, va se livrer à un strip-tease impromptu, arborant les plis disgracieux de son ventre qu’il étire, dans un mélange de trivialité et d’obscénité. Une forme de déshabillage autant moral que physique, pour laisser choir l’habit social et saborder la réputation dont il jouit encore, malgré tout.
Le charme des films récents de Hong Sang-soo, même quand ils semblent réitérer comme ici un programme sensiblement déjà vu, réside dans cette construction d’une forme burlesque mineure, très subtile dans ses effets (malgré la mise à nue comique du faux célibataire, un moment consumé de comédie d’une intensité assez inédite), allant des personnages jusqu’à la machine souple et disjonctive du récit qui mime leurs mouvements intérieurs. Il est également dans cette chorégraphie spatiale toujours plus transparente, enlevée, et faussement désinvolte. La construction en diptyque, elle, est loin de se réduire à une marque de fabrique récurrente, un truc « auteuriste » ou formel. C’est une structure narrative vivante, en « procès », plus additive et exponentielle que véritablement scindée selon un schéma moderniste, en une fausse ou vraie hypothèse de récit, qui interrogerait le spectateur de façon assez convenue. Les versions ne font pas que se contredire. Elles ne sont ni les devenirs positif ou négatif d’une même histoire. Au contraire, elles ouvrent sur un imprévisible commun qui déjoue la causalité et la tentation d’une démonstration édifiante (ou morale), celle d’une leçon sur la supercherie de toute mise en scène, personnelle ou cinématographique. Pas de récompense ou de punition à l’horizon pour les personnages, pas d’enseignement non plus, mais le charme très « anodin » d’un moment de jeu (y compris dans l’acception lâche et relâchée du terme), qui aura permis de déployer leurs horizons immatures, leurs affectivités, leurs solitudes, le sens burlesque et dérisoire de l’existence qui semble régir ou dérégler leurs rapports à tout instant, sans qu’il y ait pour autant de bon, de mauvais, d’avant ou d’après. Le film demeure une somme indistincte, sans causalité autre qu’empirique, où les versions de l’histoire, comme leurs qualités enchâssées, ne cessent de se reverser l’une dans l’autre – une sorte de repentir continu ; une correction qui ajoute imperfection sur imperfection ; un conte impossible de cinéma (et de vie) en forme de boucle défaite.
Hong Sang-soo
« Un jour avec, un jour sans (Right Now, Wrong Then) »
sortie cinéma : le 17 février 2016
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