Auréolé d’une prestigieuse carrière festivalière et de nombreuses récompenses dont le prix de la critique internationale à la dernière Berlinale, An Elephant Sitting Still arrive avec fracas dans les salles françaises ce 9 janvier. Premier et inévitablement dernier film du jeune poète chinois Hu Bo, son réalisateur-scénariste-monteur décédé fin 2017 peu après l’achèvement de la post-production, ce pachyderme de 3h54 constitue l’événement cinéphile de ce début d’année 2019. A l’image de son ample format, An Elephant Sitting Still poursuit une ambition tout aussi colossale, illustrer le désespoir d’une société chinoise qui a perdu sa capacité à rêver.
Dans une ville moyenne du nord de la Chine, une journée décisive débute pour quatre individus condamnés à un lugubre avenir d’ennui et d’errance. Refusant leur statut d’âmes mortes, ils décident de se mettre en quête d’un nouveau destin. Unis par le rejet de leurs proches et d’une société vidée de toute bienveillance, leurs chemins vont converger vers la ville de Manzhouli, où la légende dit qu’un éléphant reste assis toute la journée.
Embrassant avec acuité la détresse de ses personnages, An Elephant Sitting Still résonne comme un cri perçant dans une nuit noire. Avec une rare maturité, Hu Bo illustre la permanente suffocation d’individus pour qui la vie est synonyme de mort. Cette dernière est d’ailleurs la matrice du récit, sa présence étant à la source de chaque révolte individuelle. Confrontés à la mort d’un meilleur ami, d’un chien fidèle ou d’un camarade haï, les quatre personnages accèdent lors de cette unique journée à un profond désir de vivre. A l’origine de leur instinct de survie, la mort sera aussi l’élément qui les réunira. Lors d’une violente altercation matinale avec un de ses camarades de lycée, le jeune Wei Bu donne involontairement la mort. Cet évènement tragique va bientôt mener les autres personnages à sa rencontre. Son amie Huang Ling tout d’abord, puis Yu Cheng le frère de la victime qui part à sa recherche en quête de vengeance. Wang Jin, un grand-père voisin de Wei Bu, se retrouve enfin par inadvertance mêlé à cette chasse à l’homme.
Entre la fable et la tragédie grecque, An Elephant Sitting Still n’en est pas moins le portrait d’un territoire dépouillé de toute once de poésie, d’un urbanisme mort avant d’être vivant. Au sommet de cette cité de briques et de béton : une chape de nuages inamovibles et pestilentiels dans laquelle se fonde instantanément la fumée des cigarettes. Dans ce décor aux allures de Tartare moderne, les âmes semblent condamnées à errer, loin du progrès et de la vie en rose dépeinte par la publicité et le cinéma. A rebours de l’imagerie promue par le dragon chinois, An Elephant Sitting Still donne à voir une population urbaine à qui la croissance économique ne profite pas. Loin des riches mégalopoles côtières, le chauffage est ici une denrée rare malgré la présence de la neige et du givre. Sans la présence des smartphones, impossible de situer avec précision le temps de l’action, tant la vétusté des logements et de la ville entière semble avancée. A cette peinture glaçante d’une Chine miséreuse s’ajoute une critique acide d’une société pervertie par la dictature de la réputation et de l’argent. Pour éviter la malédiction de la honte, un implacable contrôle social s’exerce, dictant les comportements et les modes de pensée. Illustrée par la panique des parents de Wei Bu après avoir appris son crime et la rage de la mère de Huang Ling lorsque celle-ci lui annonce sa relation avec un adulte, cette pression sociale brise toute forme de solidarité au sein de la société et notamment de la famille. Rongée par la crainte du déshonneur, la cellule familiale est surtout mise à mal par l’avidité rampante de ses membres. L’argent est à la fois partout et nulle part : dans toutes les discussions, mais dans les poches d’aucun. Pour récupérer le modeste appartement de son père, la fille de Wang Jin est prête à l’envoyer contre son gré dans une maison de retraite semblable à un mouroir. Finalement, An Elephant Sitting Still se fait le porte-voix d’une jeune génération désenchantée dont le seul avenir possible semble devenir « vendeur à la sauvette », selon les mots du directeur du lycée de Wei Bu.
Dans cette noirceur abyssale, Hu Bo fait naître une infime éclaircie, un infatigable besoin de se sentir vivant. Irradiés par une lumière blafarde, les visages mélancoliques et brisés pointent vers l’horizon, cherchant des yeux une finalité à leur errance. En donnant à ses personnages la centralité de sa mise en scène, il leur confie les clés de leur destin. Ainsi, aucune prise de vue ne leur échappe puisque c’est eux qui mènent la danse, guidant la caméra et ses mouvements. En résultent de longs et fluides plans-séquences dans lesquels Wei Bu et les autres personnages déambulent et se croisent, donnant lieu à des chorégraphies millimétrées. Faisant preuve d’une réelle maîtrise formelle, Hu Bo assemble les différents calques de son récit en jouant avec la profondeur de ses cadres. Sophistiquée sans jamais chercher à être complexe ni épatante, la mise en scène appuie l’effet labyrinthique de la ville, tout en désignant les personnages comme seuls maîtres de leur destinée.
Consacré notamment par les éloges de Béla Tarr et Wang Bing, le geste cinématographique de Hu Bo survivra pour longtemps au départ prématuré de son auteur. Avec une clairvoyance exceptionnelle, le cinéaste déploie son dispositif sans jamais hésiter ni faire de concessions. Imperturbable comme le destin de ses quatre personnages, le film poursuit lentement mais sûrement sa marche vers l’inconnu, vers l’ailleurs. Car finalement, la destination importe moins que la notion du voyage lui-même. Ainsi, si An Elephant Sitting Still impressionne par sa noirceur – “la vie est une poubelle” nous indique un des personnages – il fascine tout autant par sa capacité à y apporter une once de lumière, comme un espoir au cœur de la souffrance.
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