Comment filmer la folie ? Question épineuse à laquelle une réponse figée n’a aucun sens. Ilan Klipper, qui a déjà toucher du doigt le sujet avec son très beau Le ciel étoilé au-dessus de nos têtes portrait d’un écrivain dépressif basculant de l’autre côté, l’aborde dans Funambules sous un angle personnel qui ne manquera pas d’être critiqué, en isolant chaque « patient » en institut fermé ou dans son lieu de vie, le montrant en décalage avec le monde extérieur et rarement en interaction avec les autres. Non pas que Ilan Klipper soutient la thèse que ces individus en marge de la société ne peuvent exister que dans leur monde sans avoir besoin d’être entouré mais plutôt l’idée pertinente que la folie n’a pas un seul visage, qu’elle est multiple et insaisissable, édifiant des profils psychologiques parfois aux antipodes. Cette approche permet aussi au cinéaste de se dégager du cinéma institutionnel, difficulté supplémentaire lorsque l’on filme à l’intérieur même du corps médical dans un environnement fermé. En sortant des murs vers ce qui est nommé dans le corps socio-médical « le milieu ordinaire », il est plus aisé d’injecter de la fiction à l’intérieur d’un dispositif qui peut se révéler rapidement rigide, d’infuser une esthétique formelle différente en fonction de chaque profil. De son propre aveu, Klipper prétend s’être inspiré de Gummo d’Harmony Korine érigeant « un mélange déroutant de scènes prises sur le vif et de scènes composées 1 », qui gomme le côté freaks omniprésent chez le cinéaste américain. Les patients dans Funambules ne sont jamais observés à la marge, au contraire ils créent une promiscuité avec le spectateur rendant parfois poreuse la limite entre la normalité et l’anormalité. Cet éclatement géographique permet aussi de tisser une pluralité de portraits à travers des choix de mise en scène très inspirés.
Le personnage le plus passionnant, sans surprise, est aussi celui qui apparait le plus à l’écran, le plus cinégénique aussi. Il s’agit de Aube, jeune femme de 30 ans qui vit reclus chez ses parents. Sa première apparition à l’écran est démentielle, se lançant dans un monologue à la fois construit et décalé, listant tout ce qu’elle aime : les pierres précieuses, la gymnastique, les accessoires de cadeaux, la décoration, la mode, l’actrice de Star Wars etc. et « les gars c’est les punks parce qu’ils sont jolis ». C’est une artiste qui peint, fait des perles. Elle est monomaniaque, se perd dans une irréalité vertigineuse transcendée par une réalisation qui nous embarque de l’autre côté du miroir avec ses lumière bleues et rouges, ses cadrages sophistiqués dans des décors qui en deviennent singuliers. Klipper se réfère au conte ; Aube pourrait être l’héroïne d’un film de Tim Burton mais les plus cinéphiles ne manqueront pas de penser à des gens comme Mario Bava ou Dario Argento, à cette « inquiétante étrangeté » qui se propage lentement à travers son discours. Protagoniste fascinante à regarder et écouter, Aube n’est jamais filmée comme une « malade » mais comme une personnalité qui ne cesse de créer de la fiction, de s’inventer un monde ordonné à sa manière telle que peut le décrire parfois ces grands excentriques que sont Lewis Carroll et Jonathan Swift. Evidemment, elle n’est pas l’unique attrait de ce documentaire, ce serait injuste pour les autres « patients » tout aussi intéressants.
A commencer par Yohann, jeune homme qui déborde de vitalité, d’optimisme. Dès sa première apparition, il fait les 400 pas d’un air déterminé, tout en entonnant un slam pendant que la caméra, très mobile, le suit. Ou encore Marcus, vieil anar atteint d’une misanthropie délirante qui peste contre tout, se livre à un numéro de semi-cabotinage conscient de sa propre démesure. Dans ces petites saynètes où il monopolise l’espace, le cadre est fixe, nimbé d’une une lumière crue, naturelle. Le spectacle d’un personnage atypique, jamais regarder de haut, se suffit à lui-même, instaurant même une forme de familiarité troublante.
Ilian Kipper étonne par sa capacité à s’adapter au profil de chaque « acteur », partant du principe que la mise en scène se doit d’être au service du récit et non le contraire. Ce n’est donc pas un film sur la psychiatrie mais sur des patients qui deviennent les acteurs de leur propre univers qu’ils nous invitent à partager. Par ailleurs, n’étant pas de simples sujets d’études dans le champ des sciences humaines, ils ont été rémunérés comme n’importe quel professionnel devant une caméra, détail qui exprime en creux la conception très réfléchie de ce remarquable docu-fiction, à la fois ample et modeste, généreux et rigoureux.
Après cette parenthèse enchantée, le retour d’Ilan Klipper à un cinéma plus ouvertement narratif est pour très bientôt. Il vient de tourner Le processus de paix avec Damien Bonnard et Camille Chamoux.
- Dossier de presse Funambules
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