Par un déroutant effet de glissement temporel, le début de Passages évoque le cinéma d’Éric Rohmer, période années 80, marivaudage élégant et distancié, faussement léger, mais qui, ici, se confronte à des limites embarrassantes. L’atmosphère poético-branchée des Nuits de la pleine lune trouve un écho agaçant dans Passages, pastiche involontaire d’un cinéma que l’on pourrait qualifier, faute de mieux, de bobo, où les personnages, parlant français et anglais sans difficulté, vivent dans des appartements immenses à défaut d’être luxueux. Le couple gay possède même une charmante résidence secondaire à la campagne. Que dire de cette vision hors sol d’une réalité à peine esquissée en la présence d’Agathe, enseignante en primaire ? Soyons indulgent : ce regard biaisé est peut-être imputable, selon le degré de naïveté accordé, à la nationalité du cinéaste, l’américain Ira Sachs, qui après Frankie continue à fantasmer sur un certain cinéma embourgeoisé. Si Passages n’a pas l’aspect couleur locale d’Emily in Paris, il possède les apparats d’un simulacre de film d’auteur français tel que peuvent se l’imaginer des cinéphiles étrangers.
Passé ce constat, forcément subjectif, quel crédit peut-on accorder à ce film maniéré qui suscite comme sentiment premier un forme d’agacement ? Avouons-le, même si la déception est de taille après les très beaux Love is Strange et Brooklyn Village, sans être passionnante, cette (fausse) tragi-comédie du remariage revêt un certain nombre de qualités. Le titre emprunte au film dans le film, celui tourné par le réalisateur – et protagoniste principal – Thomas, dans le prologue. Faire de Thomas un cinéaste n’est pas un hasard. Il ne cesse de mettre en scène sa vie, de tirer les ficelles à sa guise dans sa relation avec les autres. Si ce poncif de l’allégorie n’est pas des plus subtils il permet de cerner la complexité du héros. Un soir dans une boite de nuit, après le dernier clap du film, Thomas, déçu du comportement de son compagnon Martin, n’ayant pas le cœur à s’amuser, danse avec Agathe. Thomas et Agathe commence une idylle chaotique, remis en cause par l’égoïsme de Thomas qui ne sait pas vraiment ce qu’il veut, naviguant entre ses deux situations amoureuses sans se préoccuper des conséquences, de la souffrance que cela peut générer.
Dans ce vaudeville légèrement détaché, parfois austère, le triangle amoureux ne rejoue pas la partition légère d’un Jules et Jim ou même la douce amoralité féérique des Chansons d’amour. Il s’agit au contraire d’une étude de caractères, à travers le portrait incisif de Thomas, adulescent autocentré incapable d’aimer naturellement. Est-ce pour autant une de ? Pas vraiment. Déjà, reconnaissons à Ira Sachs l’audace de dresser le portrait d’un « queer » pas spécialement positif, voir même problématique avec son entourage sans en faire pour autant l’une de ces figures toxiques qui inondent sans nuance le cinéma contemporain. Un pervers narcissique l’est par nature ou se révèle sur le long terme par sa construction. Dans Passages, Thomas et Marc sont présentés comme un couple stable depuis 15 ans, jusqu’à l’arrivée d’Agathe qui se débarrasse quant à elle sans ménagement de son petit copain du moment. Figure de l’amoureux égoïste recherchant le consentement des proches, à qui il ne cesse de faire du mal, entre ses velléités artistiques et ses petites manipulations grossières, Thomas est à la fois détestable et attachant mais l’écriture de Sachs n’optant jamais pour une romantisation d’un Pialat, n’en fait jamais un héros maudit. Rappelez-vous de l’effroyable personnage des Les Nuits fauves du disciple bêta de l’auteur d’A nos amours pour se rendre compte du chemin parcouru. Le regard de Ira Sachs résolument contemporain pose un regard sec et lucide, avec le juste équilibre, entre empathie et distance.
Le talent d’Ira Sachs éclate par intermittence, par cette manière très chorégraphique de filmer les entrées et sorties des personnages, le télescopage des corps, via un montage fluide et brillant, qui n’est pas sans rappeler les derniers films de Abel Ferrara. Même si Passages s’empêtre souvent dans la peinture artificielle et un manque d’incarnation dans son approche du réel, dans des rôles pas toujours bien écrits, les comédiens tirent leur épingle du jeu. Ben Wishow, toujours parfait depuis Bright Star jusqu’aux derniers James Bond, apporte une vraie sensibilité à son personnage. Franz Rogowski, acteur qui a le vent en poupe, à l’affiche dans Disco Boy, est troublant et physiquement rappelle définitivement Joachim Phoenix. Quant à Adèle Exarchopoulos, elle confirme qu’elle est une des actrices françaises les plus passionnantes de sa génération.
Le film se voudrait moderne, dans l’air du temps, mais à l’image des films de Mikhaël Hers, il est phagocyté par ses amours cinéphiles et son désir de ressembler à des modèles du passé. Quelle étrange vogue que ce cinéma visant la modernité, l’adéquation avec son époque, mais semblant coincé dans une certaine période et se retrouvant emprisonné par ses modèles et résonnant comme anachronique et stéréotypé. Si le résultat est intéressant par endroits, il demeure une belle déception au regard des films précédents du cinéaste.
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