Le récit se déroule à New York, précisément à Brighton Beach. Sont filmées, entre autres, la plage, la principale avenue qui traverse le quartier, la station de métro aérien qui dessert celui-ci. On pense immanquablement à Little Odessa (1994), à Two Lovers (2008). En se penchant sur l’entretien réalisé avec la réalisatrice Isabel Sandoval et publié dans le dossier de presse, on se rend compte qu’il y a une vraie référence à l’auteur de We Own The Night (2007) : « James Gray a beaucoup influencé mon travail. Il a tourné plusieurs films à Brighton Beach dont Little Odessa. Je vis à Brooklyn et Coney Island et Brighton Beach me fascinent. Les films situés à New York montrent le plus souvent les gratte-ciels et Manhattan. Brooklyn a été popularisé par Lena Dunham et des films qui mettent en scène des hipsters ».
La protagoniste du film, Olivia – incarnée par Isabel Sandoval elle-même -, est une Philippine qui travaille clandestinement en attendant de trouver un mari – ce qui suppose, si elle ne trouve pas le Grand Amour, qu’elle paye pour ce service – et d’obtenir sa « Green Card ». Un élément complique sa situation : elle est transgenre. Le passeport de son pays d’origine n’enregistre pas son changement de sexe – c’est une réalité aux Philippines. Isabel Sandoval, qui signe ici son troisième long métrage, n’est pas dans la situation dramatique d’Olivia, mais elle est née à Cebu City qui se situe au sud de l’Archipel, elle vit à New York, elle a, elle aussi, transformé son identité sexuelle. Les points communs sont nombreux et, en un clin d’oeil ironique et paradoxal, dans une scène du film où elle s’amuse à incarner quelqu’un d’autre, Olivia dit s’appeler Isabel.
Le sujet est brûlant, l’Amérique est secouée par la politique anti-immigration et les harangues agressives de Donald Trump – on entend des informations radiophoniques et télévisées au cours du film. Pourtant, le sujet est traité avec beaucoup de simplicité et de sobriété. Olivia est une figure difficile à cerner. Elle fait preuve d’une retenue qui confine parfois à la froideur, d’une dignité pouvant être prise pour de l’orgueil. Ses désirs, ses sentiments sont fantomatiques, à la fois transparents et impalpables. Ils sont parfois très difficiles à décrypter, si tant est que ce soit possible, enfouis aux creux de ses silences, de ses regards. La voix off, les surimpressions que permettent les fondus enchaînés sont de beaux outils stylistiques pour la cinéaste.
Pas de pathos. Le nœud conflictuel n’a rien de sensationnel dans son traitement : un Grand Amour raté avec le jeune Alex qui est partagé entre le rejet – quand il apprend le secret d’Olivia – et la volonté sincère d’aider la jeune femme vivant en marge de la société et étant un peu son double, lui le jeune homme qui voyage et erre, a du mal à trouver sa place – il est obligé de travailler comme vulgaire manutentionnaire dans une boucherie (1).
La mise en miroir est ce qui sert à Isabel Sandoval à jouer sur l’association entre la communauté philippine – des migrants récents aux États-Unis – et la communauté juive ashkénaze d’origine russe installée depuis longtemps à New York. Olivia s’occupe d’Olga, babouchka qui perd la mémoire et dont Alex est le petit-fils. Il y a à la fois rapprochement et opposition entre ce que représentent Olga et Alex, d’un côté, Olivia – qui est en contact avec une autre personne relativement âgée, sa mère, restée au pays et à qui elle parle au téléphone et envoie régulièrement de l’argent -, de l’autre.
La question suivante a été posée à Isabel Sandoval : « Olga et Alex appartiennent à une famille juive russe, implantée depuis longtemps aux États-Unis. Est-elle mieux acceptée que les immigrés asiatiques qui sont venus récemment s’installer aux États-Unis comme Olivia ? »
La réalisatrice/actrice répond : « Oui, on observe le phénomène aux États-Unis et dans d’autres pays également. Chaque génération d’immigrés voit un groupe ethnique en particulier faire l’objet d’une discrimination sévère. Au 20e siècle, les Irlandais, les Italiens, les Chinois et les Japonais en ont souffert. Récemment, ce sont les Philippins qui arrivent au bout de cette chaîne migratoire et qui sont exploités par d’autres groupes de populations ».
Une dernière remarque. Le titre original, moins accrocheur que celui qui a été choisi pour la France, est Lingua Franca. Ici, un sabir – langagier et infra-langagier – qui permet à Alex et à Olivia de communiquer… mais pas de se comprendre de manière franche.
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Note :
1) Olivia lit L’Amant de Lady Chatterley. Une manière pour Isabel Sandoval de donner un statut particulier à son héroïne, un peu princière, et à l’amant de celle-ci, Alex, plus fruste.
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