Rappelons-nous l’ouverture de ce film-jalon qu’est First Cow de Kelly Reichardt, sorti en France il y a quelques mois : une jeune fille promène son chien le long d’une rivière sur laquelle naviguent des bateaux de marchandise. Au gré des balles lancées et rapportées, le personnage trouve au pied d’un arbre les squelettes enlacés de deux humains inhumés ici il y a bien longtemps, au début du XIXème siècle. La scène permettait à la cinéaste de basculer dans son récit anti-westernien et délivrait ainsi le propos sous-jacent de son film : dans l’Amérique contemporaine moderne et marchande (les bateaux), les origines fondamentales de la Nation ne sont plus que des vestiges oubliés, littéralement morts en enterrés (les squelettes).
A sa façon, le documentaire Birds of America de Jacques Lœuille raconte la même chose, ceci en ouvrant son film d’une manière plus ou moins similaire : quelques plans de gratte-ciel, d’activités portuaires et de cargos sur le départ permettent d’introduire le véritable sujet du film : Jean-Jacques Audubon (renommé John James Audubon au moment de sa naturalisation en 1812), explorateur et peintre naturaliste d’origine française ayant arpenté le sud des Etats-Unis alors en construction, et ayant inlassablement descendu et remonté le Mississippi afin de recenser les innombrables espèces d’oiseaux habitant cette région encore inviolée et de les peindre tel un documentariste ornithologue des origines nationales. Succédant directement aux plans contemporains, les dessins d’Audubon sont un peu au film de Lœuille ce que les squelettes étaient à celui de Reichardt : une mémoire enfouie, tendant à être oubliée mais que le cinéma exhume à raison. Ces dessins témoignent bel et bien d’une Amérique du passé, celle du wilderness dans lequel s’ébattaient des espèces animales qui n’existent plus pour certaines d’entre elles, éradiquées par la volonté de domestication du territoire par les gouvernants de l’époque, parmi lesquels le Président Andrew Jackson qui, dans les années 1830, modela les Etats-Unis tels que nous les connaissons aujourd’hui, et qui le premier institutionnalisa le fait de repousser les Indiens hors de leurs terres, de les persécuter et de les enfermer dans des réserves.
Vous l’aurez compris, sous son fil directeur s’occupant de dresser le portrait biographique de Jean-Jacques Audubon et de discourir sur la dimension écologique de sa démarche, Birds on America est aussi et surtout un regard sur l’Histoire américaine et sur la façon dont la volonté expansionniste des colons a perturbé l’équilibre des peuples et de la nature qui les environnait. De quoi parle véritablement le documentaire ? Du désir des Européens arrivant sur le territoire américain comme sur une sorte de nouvelle Terre Promise de conquérir par la force le lieu où la puissance divine semblait les avoir poussés et où ils arrivèrent de façon arrogante comme des nouveaux Elus. De la domination des hommes blancs sur les tribus amérindiennes. De l’extermination des animaux (les oiseaux, donc, qui connurent le même sort que les bisons) entourant ces tribus dont les croyances animistes leur permettaient d’entrer en communion avec une nature de plus en plus agressée, violentée, annihilée. A cette volonté d’éradication des peuples et de leur environnement ont succédé les méfaits de la toute-puissance d’un capitalisme sauvage pollueur et méprisant les peuples. Et le documentaire de Jacques Lœuille de sonder à notre époque la violence de l’Histoire américaine en interrogeant les Natives ou les membres de la communauté noire laissés au rebut de la Nation, disséminés sans terre sur l’ensemble du territoire nationale ou dans des réserves où même la nature se désagrège pour les premiers, ou placés dans des ghettos cernés par les usines puantes et/ou cancérigènes pour les seconds.
L’évocation de la vie et de l’art de Jean-Jacques Audubon, que Lœuille insère régulièrement entre ces divers et violents constats a deux fonctions, liées l’une à l’autre : elle permet d’abord de toucher du doigt ce que fut cette Amérique des origines, avec ses bayous, ses espèces animales encore tranquilles, ces oiseaux dont nous considérons les plumages grâce à l’art d’Audubon, les ramages grâce des enregistrements sonores très émouvants (tout le passage sur le pic à bec d’ivoire est par exemple formidable). Mais elle permet aussi et surtout de constater que cet éden peint par l’explorateur ornithologue est un paradis perdu, massacré par les hommes, par leur souci de « civilisation » (il est curieux de constater à quel point l’idée même de civilisation voisine paradoxalement avec celle de mise à mort) et par le cynisme du système économique qui régit leurs vies contemporaines (le documentaire de montrer, lors de deux ou trois séquences bien senties, les méfaits sur les écosystèmes de la Louisiane par les groupes pétroliers, d’Exxon à BP, société à laquelle est imputée en 2010 l’explosion de la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique qui ravagea tout le delta du Mississippi). Le démarrage du film est en soi un bon résumé de son discours global : nous commençons par voir les vestiges du passé sur les dessins d’Audubon avant de visiter les réserves du Smithsonian Institute recelant les cadavres empaillés de toutes les espèces d’oiseaux américains, qu’elles soient disparues ou non. Et le discours du film de se voir condensé en une ligne de texte prononcé en voix off : « L’art n’est pas un rêve, il est une résistance au réel. »
Parfois un peu trop lyrique, tant par l’omniprésence de sa (belle) musique que par une voix off trop écrite, pénalisé par une facture trop télévisuelle (Birds of America est le second film de Jacques Lœuille produit par Arte, qui avait tourné un premier documentaire sur le peintre Modigliani pour la chaîne franco-allemande), ce documentaire a donc cependant pour lui de transcender sa volonté biographique pour en faire une sombre page d’histoire contemporaine, nourrissant les yeux et l’esprit.
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