Il a eu l’Ours d’or et il ne l’a pas volé… quoique… car Jafar Panahi fait du cinéma les mains liées, clandestinement, comme un voleur peut-être, mais alors un voleur magnifique, agile, élégant. Vraiment, nous étions très contents en février, de voir Taxi Téhéran, son petit dernier, le troisième film qu’il fait depuis que le gouvernement iranien lui a interdit de filmer et de sortir du pays, décrocher la récompense suprême à Berlin (qui se trompe rarement). Et la question de la dimension morale(ment) ou politique(ment bienséante) du choix du jury ne s’est même pas posée, pas même au regard de la relation durable qu’entretient Panahi, in absentia bien sûr, avec la Berlinale, qui a réinventé pour lui le principe de la chaise vide et primé son film de l’ombre précédent, Closed Curtain (Ours d’argent du meilleur scénario en 2013). Panahi a bien mérité l’or : Taxi est un film exceptionnel par un cinéaste tellement habile et intègre que ç’en est émouvant. Certes, on n’aurait pas détesté que le roi des Ours récompense le brillamment exubérant Eisenstein in Guanajuato de Peter Greenaway, mais finalement, on s’y retrouve, car aussi totalement différents que le film de Greenaway et Taxi Téhéran de Panahi soient, ils sont tous deux les oeuvres d’immenses maestros en pleine possession de leurs moyens. Mais ce qui les rapproche le plus, et le plus important, c’est qu’ils sont tous deux puissamment méta-cinématographiques c’est indéniable, mais ce tout en restant facétieux, débordants d’une joie sincère de faire du cinéma. Tous deux sont de vrais pieds de nez doublés d’odes enflammées au Septième Art. Là où la décision du jury d’Aronofsky à Berlin pourrait être prise comme politique au sens large, c’est qu’elle est arrivée à point pour rappeler au monde que le cinéma, comme la vie même, selon Oscar Wilde, est bien trop important pour être pris au sérieux, et c’est un message rafraîchissant, surtout quand le cinéaste qu’on honore parvient aussi gracieusement que le fait Panahi à s’amuser presque comme un enfant, envers et contre tout.
Que Taxi Téhéran ait la profonde intelligence d’une oeuvre consciente du geste artistique qu’elle représente, d’un film qui représente toute une réflexion (et/ou un ensemble de réflexions) sur le cinéma, est une évidence quand on connaît l’auteur, et la tradition cinématographique à laquelle il se rattache – car Panahi est l’élève déclaré d’Abbas Kiarostami, dont il cite nettement ici Close-up (dont il reprend le jeu autour de la figure du cinéaste…), Le Goût de la cerise (lui aussi un road movie de l’intérieur de la voiture), Le Ballon Blanc (une sombre histoire de poissons rouges providentiels)… L’omniprésence d’un discours métacinématographique est plus qu’une évidence, c’est une nécessité, quand on sait qu’en 2010, en plus d’être condamné à de la prison, Jafar Panahi s’est vu interdire par les autorités iraniennes de faire des films. Quand on sait qu’il a fait parvenir au Festival de Cannes son premier film clandestin, Ceci n’est pas un film (2011), au moyen d’une clef USB cachée dans un gâteau, il est impossible de voir son cinéma autrement que comme un cinéma qui se lit forcément, et uniquement, au second degré, c’est inévitable.
C’est un cinéma qui non seulement ne permet aucune lecture littérale, mais qui est savamment palimpseste. Dans ce film léger, où Jafar Panahi, devenu chauffeur de taxi, parcourt avec bonne humeur un Téhéran ensoleillé et reçoit dans son véhicule, devant la caméra de sécurité de son tableau de bord, des clients tous plus hauts en couleurs les uns que les autres, le cinéaste opprimé s’inscrit dans une tradition cinématographique en même temps qu’il raconte son histoire. Dans le même temps, l’air de rien, il trace un tableau finement détaillé de la société iranienne : dans son habitacle, une institutrice, un couple désemparé, un avocat, un vendeur de vidéos pirates ou encore sa petite nièce parlent actualité, politique, justice, délinquance, morale, censure, renouveau… Dans Taxi Téhéran, dans ce taxi qui est le seul espace qu’occupe ce film, Panahi trouve de la place pour le passé, le présent, et l’avenir : il sait où sont ses racines, il parle sincèrement de sa difficile situation actuelle et il n’omet pas, tout en conduisant, de regarder devant lui avec optimisme – notamment en laissant une place de choix à la jeunesse, la belle jeunesse insouciante que représente sa petite nièce, une délicieuse chipie de la trempe d’une Zazie dans le métro qu’il va chercher à l’école dans son taxi « minable » (elle ne mâche pas ses mots) et qui ne va pas hésiter à donner à son oncle le cinéaste, trop tendre pour être goguenard, quelques petites leçons de cinéma – elle insiste notamment sur la « distribuabilité » des films, une question à laquelle Panahi a en effet tendance à se heurter.
Et pendant tout ce temps, comme il reste absolument impossible d’oublier la chaise vide, et l’idée même qu’un cinéaste aussi bonhomme puisse être ainsi jeté en pâture à des tribunaux iniques, on demeure comme un peu stupéfait par la présence là, à l’écran, et ce sous son propre nom, de ce petit homme affable. Alors le petit homme s’en amuse, agitant malicieusement son identité réelle et son identité « mythologique » comme un Philip Roth iranien de l’image en mouvement.
Indéniablement, Taxi se prête à de multiples lectures, ou mieux : il propose consciemment plusieurs niveaux de lecture, mais sa grâce unique, c’est qu’il le fait sans que cette intelligence fasse jamais d’ombre à sa lumière, à sa joie, à son humour.
Qu’on ne s’y trompe pas : pratiquement tout ce qui se passe dans ce film fonctionne comme une métaphore, une parabole ou une analogie, mais étonnamment, merveilleusement, de cette composition savante se dégage quelque chose d’absolument léger. Ceci n’est pas un film et Closed Curtain étaient plus conceptuels, plus amers, plus torturés ; Taxi semble libéré de cette noirceur : on y sent le plaisir qu’a Jafar Panahi à nous promener ainsi dans sa chère capitale par une journée ensoleillée, et on prend plaisir aussi. Bien sûr qu’on n’ignore pas qui nous raconte cette histoire qui s’ébat avec délice dans ce non-lieu totalement réel et fictionnel à la fois qu’est cet étroit taxi, mais cette conscience n’est plus un poids : elle est un ressort humoristique. Panahi a certainement dû sourire largement quand lui est venue l’idée de se manifester comme libre dans un espace aussi réduit que l’intérieur d’une voiture. Il s’est probablement délecté de l’occasion de piloter, de se placer au volant comme un geste symbolique. Et puis la picaresque galerie de personnages qu’il embarque l’un après l’autre dans son taxi est follement cocasse, surtout quand ils font littéralement leur cinéma : le personnage du vendeur de films piratés est aussi succulent que cet homme mourant, porté à bout de bras par sa femme éplorée, qui demande à Panahi de filmer son testament et de lui envoyer la vidéo par mms ! Le discours de la nièce futée sur la dimension sordide du réalisme au cinéma vaut son pesant d’or, surtout qu’il est prolongé des faits, par encore un autre film qui n’en est pas un.
L’humour du film, libéré de l’amertume du sarcasme, est vraiment ce qui en fait une oeuvre précieuse. On imagine bien que l’affaire n’était pas sans danger (le film n’a pas de générique, aucun nom n’est mentionné), mais tout ce qui reste, c’est l’exultation modeste d’un Jafar Panahi qui a encore réussi à faire un film comme si de rien n’était, avec l’excuse parfaite d’avoir besoin d’une caméra de sécurité pour faire son métier licite de chauffeur de taxi. Certainement que pour nous offrir ce film, le cinéaste a dû surmonter et dépasser bien des obstacles et frustrations mais là aussi, il le fait comme si de rien n’était, sans grandes démonstrations de force, humblement. Il le fait avec générosité, et c’est de là que vient la lumière du film.
Elle est à l’image du sourire heureux, amusé et tendre de ce petit homme affable au volant de son taxi qui, sans jamais se faire oublier, a une capacité étonnante à savoir écouter, à ne rien imposer.
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