Présenté en mai dernier dans la sélection « Un Certain Regard » du Festival de Cannes en 2014, le nouveau film du réalisateur catalan Jaime Rosales prend pour fond la crise économique, mettant en scène un couple de jeune adultes, Natalia et Carlos, encore au seuil de l’adolescence et de la vie sociale. Il s’agit de la difficulté à trouver un emploi pour devenir autonome, s’installer en couple et fonder une famille dans l’Espagne contemporaine. Quand Natalia tombera enceinte, le surplace de cette existence « bouchée » deviendra de plus en plus insupportable. Elle décidera de franchir le pas en partant seule en Allemagne, à Hambourg, où les opportunités de travailler, même élémentaires, sont encore possibles…
Le naturalisme de la mise en scène et du jeu, produit instantanément une impression documentaire. Les scènes semblent prises sur le vif, sans effet de dramatisation ni musique ajoutée, adoptant la neutralité d’une chronique suivie au jour le jour. On découvre Natalia, après qu’elle ait quitté l’école, houspillée par Dolorès, sa mère, qui s’irrite de son oisiveté et de ses grasses matinées. Carlos, de son côté, survit en étant ouvrier sur des chantiers de construction, et s’installe malgré lui dans ce travail harassant, très précaire. Les familles, toutes deux séparées, se répondent en miroir : si Dolorès assume la charge quasiment seule de Natalia et de Pedro, le cadet ; Carlos, lui, vit « flanqué » d’une mère inactive, souffrante, voire dépressive, dont il prend quotidiennement soin. Le film nous montre aussi les fêtes nocturnes, alcoolisées et bruyantes, prolongements insouciants de l’adolescence ; et les rendez-vous entre copains dans le parc ou les centres commerciaux, garçons et filles bien à part. Le meilleur du film tient dans cette reconstitution transparente, sa justesse de ton, son absence de démonstration. Compte-tenu de son fond économique et sociologique, « La Belle Jeunesse » pourrait prétendre au film emblème générationnel, ou au cri d’indignation, mais il l’évite sciemment, au risque de dérouter le spectateur qui pourrait croire, à cause de cela, à une absence de point de vue. Il n’est pas non plus dans l’héroïsme des destins ordinaires : si Natalia est bien la figure de proue du film – avec la prestation remarquable de l’actrice Ingrid García Jonsson –, elle n’a rien d’une Rosetta, ou des autres figures de combattantes, assez romanesques, des films ancrés dans le social.
Pourtant, très vite, le régime « réaliste » du film est perturbé par de brusques interruptions, et inserts : une interview du couple face à la caméra par un réalisateur invisible qui pose ses questions en off ; un « slideshow » en accéléré de photographies prises sur téléphones mobiles qui rompt l’impression du filmage en temps réel ; un chat SMS qui se superpose plein écran au jeu vidéo auquel joue Carlos ; et plus classiquement, des conversations longue distance via une web-cam. Ces ruptures d’énonciations, assez déstabilisantes, affichent à contrario du reste du film leurs artifices, dans un travail de manipulation sur apparent des images. Elles fragilisent aussi la « naturalité » à priori des « fausses » images documentaires, en produisant un questionnement sur le point de vue, devenu subjectif (qui filme, qui énonce, qui voit ? un personnage, le réalisateur lui-même, ou un tiers amateur ?), et des effets de distanciation. Le travail formel du film, plus hybride qu’il ne paraît, avec son 16 mm en cinémascope 2:35, est accentué par ces gestes ponctuels, très manifestes. Jaime Rosales cultive cette ambigüité de film, et de projet, nous signifiant que l’exploration formelle de son sujet, et avec lui, le questionnement de son traitement cinématographique, déployé comme un « work in progress », importe autant que le contenu en lui-même. En cela, on verra dans « La Belle Jeunesse », autant une entreprise de saisie documentaire – un état de la jeunesse dans l’Espagne contemporaine à l’arrêt –, une forme de constat cinématographique sans sous-texte trop appuyé, qu’un objet expérimental, qui travaille « avec » ou « contre » son film en s’autorisant des manipulations plastiques, davantage gratuites qu’indexées strictement à la narration.
La déstabilisation formelle du récit est renforcée par un contenu lui-même incommode qui interroge le basculement des personnages dans l’économie « facile » (surtout au regard du salariat précaire et sous-payé) du porno amateur. Rosales accuse ces gestes qui mettent le spectateur dans une situation voyeuriste vis-à-vis du sexe, du marchandage du corps, de la violence. A un autre endroit du récit, une scène d’agression est filmée hors-champ, cadre renversé à la verticale, par une source incertaine (téléphone mobile, DV ou caméra de surveillance). L’évènement fonctionne comme un nouvel électrochoc. L’altérité de ces manipulations et leur agressivité, de brusques prises à partie, joue d’un dérangement très volontaire. On en trouve de similaires chez un cinéaste contemporain de la même génération, Carlos Reygadas, qui, comme Rosales, est souvent sujet à controverse pour la radicalité, voire la provocation gratuite, de certaines de ses scènes. Il est difficile de statuer sur l’insolite de cette démarche qui joue des alliages contradictoires sans chercher à en résoudre les tensions, et – tout jugement mis à part sur la facilité ou le bon goût du réalisateur – travaille davantage à ouvrir le récit, son interprétation, qu’à en figer le contenu…
« La Belle Jeunesse » est donc un film très intriguant qui suscitera sûrement des réceptions partagées. À l’échelle de chaque spectateur, il provoque déjà des sentiments paradoxaux, entre le succès ressenti pour l’entreprise, avec l’authenticité de son interprétation, le retrait du réalisateur, et la subtilité d’une écriture très ancrée dans le réel, et, au contraire, de brusques accès formels, avec les vives interpellations jetées aux visages des spectateurs. Indépendamment du discours socio-économique, ou du travail sur les images amateurs produites par les appareils « domestiques », qui accompagnent l’un comme l’autre le récit sans en constituer tout à fait le centre, il semble que ce qui intéresse le plus Rosales, et donne à son film cette singularité très « irrésolue », ce soit avant tout le questionnement et la manipulation de la forme cinématographique ; à la fois en des termes narratifs, mais aussi de façon tout à fait plastique et abstraite, et dans le rapport, parfois sensuel, parfois conflictuel, que celle-ci entretient avec le spectateur. Il faudra donc suivre les évolutions futures du réalisateur pour s’en assurer pleinement…
visuels © Bodega Films – affiche : Dark Star
Le film est en salles depuis le 10 décembre 2014
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