Le biopic musical, sous-genre d’un genre à part-entière, connait un regain d’intérêt depuis quelques années au sein des gros studios qui enchaînent des projets souvent bankable. Au-delà de leurs qualités intrinsèques, les récents Rocketman sur Elton John et Bohemian Rhapsody sur Queen se heurtaient à une difficulté majeure : le problème du mimétisme entre le comédien et la star, où la performance prime parfois sur l’authenticité. L’admiration portée à un artiste se confronte souvent à la vision imposée par les producteurs et/ou des réalisateurs dont les choix se révèlent parfois discutables. La première inquiétude face à Un parfait inconnu tient à son casting, et plus prosaïquement dans sa décision d’engager Timothée Chalamet pour incarner Bob Dylan, légende de la folk music toujours en activité qui compte à son actif plus d’une soixantaine d’albums. La finesse des traits de l’acteur, malgré un postiche discret, tranche avec le visage un peu ingrat du chanteur. Première surprise : la coqueluche du moment convainc dès son apparition, parfaitement à l’aise dans la peau de ce jeune surdoué de 20 ans qui débarque à New York avec sa guitare et ses chansons à l’aube des années 60. Plus surprenant, il interprète lui-même le répertoire de Dylan avec un talent bluffant même si la voix est différente, moins nasillarde.
Un parfait inconnu vous ensorcèle dès les premières minutes et se révèle être l’un des meilleurs biopics vus sur un écran depuis… Walk the Line sur la vie tourmentée de Johnny Cash. Comme il n’y a pas de hasard, les deux films sont réalisés par James Mangold, cinéaste à l’ancienne, passant d’un genre à l’autre, capable du meilleur lorsque le matériau d’origine est solide, à l’image des excellents Copland et Identity. Ce qui est le cas dans cette adaptation d’un roman d’Elijah Wald, qui retrace le parcours de Dylan, de ses débuts de folk singer en 1961 jusqu’en 1965, où il ramena la fée électricité au festival de Newport. De sa rencontre émouvante avec Woody Guthrie, atteint d’une maladie incurable, à celle plus tumultueuse avec Joan Baez, en passant par celui qui le propulsa au-devant de la scène, Pete Seeger, le père fondateur du folk, ce portrait lucide évite intelligemment deux écueils : celui de l’hagiographie et celui, plus tentant, de ramener le comportement parfois limite de la rock star à l’aune de notre époque et d’en tirer des conclusions expéditives.
Bob Dylan apparaît ni comme un génie intouchable, ni comme un mâle alpha toxique, tentations pourtant faciles. Enigme à l’aura mystérieuse dans la lignée des poètes maudits romantiques, il donne aussi le spectacle d’un homme à la fois immature et obsessionnel, égoïste et entièrement dévoué à son art. Cet investissement frénétique, quasi pathologique, est fixé par une règle à laquelle il n’a jamais dérogé. Rien ni personne ne doit entraver ses objectifs et sa vision très personnelle de sa carrière : toujours avancer, progresser, être en phase avec son époque. Et même la devancer, si possible. Se servir aussi de l’actualité, des revendications d’une société en mouvement pour composer les meilleures chansons possibles. Cette position est contestable d’autant que Dylan n’a rien d’un militant engagé pour des causes nobles ou contre un système répressif. Il n’a pas la conscience politique – et l’idéalisme – de Joan Baez qui avait très jeune un regard lucide sur le monde qui l’entourait. Ce monde que ne voit pas Dylan mais qui paradoxalement le chante avec une force de conviction évidente. La contestation, nécessaire à ses yeux, nourrissait ses compositions, ses textes à la poésie brute et au ton mordant. Dylan était capable de débarquer n’importe où sans justifier quoi que ce soit, se lever pour composer quitte à déranger la personne qui partage son lit. Aussi révoltante qu’était son attitude envers son premier amour Sylvie (magnifique Elle Fanning) ou son manque de loyauté envers son ami Pete Seeger lui a permis, paradoxalement, de s’affranchir des conventions, de bousculer des compositions qu’il jugeait trop gentillettes, trop jolies, ce qu’il reproche par ailleurs aux chansons de Joan Baez. Rien ne devait le distraire de la voie qu’il s’était lui-même imposée. Son égoïsme n’est pas à confondre avec de la manipulation. Il ne pouvait finalement que faire du mal aux femmes qui l’ont aimé et à ses proches amis ou collaborateurs. Plus solitaire que narcissique, le Dylan filmé par Mangold n’en est pas moins très touchant, si loin, si proche, un sale gosse génial que l’on a envie tour à tour de gifler et de prendre dans ses bras. N’oublions pas qu’il s’agit d’une fiction et de son point de vue personnel, celui de l’auteur du roman et par extension du réalisateur, sur l’une des icônes les plus importantes de la pop music, et plus généralement de la contre culture de ces 50 dernières années.
La mise en scène limpide, au service d’un scénario admirablement bien construit, met en lumière la sensibilité à fleur de peau d’un musicien et parolier hors normes que l’on adore détester ou que l’on déteste adorer, sans aucun excès ni grandiloquence. James Mangold nous épargne les sempiternelles scènes de confrontation psychologiques qui virent à l’hystérie et des fiestas inutiles pour se concentrer sur ce qui a toujours maintenu Dylan en vie : le travail et l’inspiration. Cette inspiration, transmise par ses maîtres, nous gratifie des plus belles scènes du film, pic d’émotion entre le songwriter avant-gardiste et un Woody Guthrie diminué, en fin de vie, qui a perdu sa voix. La photographie en clair-obscur, la reconstitution minutieuse du New York des sixties et la fluidité d’un montage rappellent le meilleur du cinéma classique américain, celui de Clint Eastwood et de Milos Forman. Ce n’est pas un hasard si ces derniers ont signé les plus beaux biopics musicaux de ces 50 dernières années, Bird et Amadeus. On ne pouvait rendre hommage plus sincère et subtil à l’auteur de Blowin’ in the Wind. Magnifique.
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