Après Nina Wu, sorti tout récemment, voici un autre portrait de femme, Lara Jenkins, dont le parcours s’avère diamétralement opposé. Le jour de ses 60 ans, l’idée lui traverse l’esprit de se défenestrer. Mais le hasard de la vie peut changer un plan funeste. Deux policiers l’interrompent dans sa décision, l’invitant à être témoin d’une perquisition liée à un problème de voisinage. Cet empêchement va déclencher une prise de conscience pour cette femme glaciale et impitoyable. Elle n’avait aucune raison de se suicider, en apparence. Son anniversaire coïncide avec le concert de piano donné par son fils Viktor. Sans doute le plus important de sa carrière, celui où il va enfin laisser libre court à sa créativité en présentant une composition. Le conflit mère-fils n’est pas au cœur de leur relation, Lara l’ayant toujours soutenu depuis le début, au point de penser que le fruit du succès lui est redevable. Elle fut son professeure de piano. Mais Viktor est injoignable depuis des semaines, laissant planer l’hypothèse que sa mère ne serait pas la bienvenue lors de la représentation.
Tel un fantôme, sauvée du plongeon in-extremis, elle va tenter en une journée de se racheter. De faire le bilan d’une vie passée à mépriser les autres. Première idée incongrue, symptomatique de son incapacité naturelle à nouer des relations sociales, elle achète tous les billets restant du concert, les distribuant à son entourage, surpris par un tel acte à la fois absurde et inattendu.
Très rapidement, cette silhouette spectrale, presque dénuée d’émotion, nous est dévoilée à travers les autres, d’une façon très subtile par le réalisateur Jan Ole-Gerster qui a su entretenir le suspense. Non, Lara Jenkins n’est pas seulement une pauvre mère névrosée et dépressive, gagnée par la mélancolie et le sentiment de gâchis. Elle est aussi une sacrée peau de vache qui en a martyrisé plus d’un lorsqu’elle dirigeait un service administratif. Au gré des rencontres, la personnalité de la sexagénaire se dévoile. Et un paradoxe surgit : plus les raisons de la haïr deviennent évidente plus elle envahie l’espace, suscitant une forme d’empathie. L’indifférence polie envers une figure stéréotypée d’un certain cinéma d’Europe de l’Est agace durant les premières minutes. La crainte d’assister à un pensum conceptuel, fustigeant le système libéral validé par des individus fautifs incapables de communiquer ou d’éprouver le moindre sentiment n’a pourtant pas lieu.
La mise en scène distanciée, privilégiant les plans fixes cadrés à la perfection, forme idéale pour les décors aseptisés aux couleurs ternes, accentue cette fâcheuse impression d’austérité, vite déjouée par une arme redoutable, présente du début à la fin : un humour décapant et décalé. L’humanité grandissante que développe le scénario envers son personnage tient à cette dimension sarcastique, d’une méchanceté parfois jouissive. Lorsque Lara s’incruste dans une école de piano et tyrannise un élève en se faisant passer pour une prof sadique. Ou lorsqu’elle propose des places de concert à une de ses ex-employées qui lui dit l’avoir toujours détesté. Un mauvais esprit traverse ce film ténu, construit autour d’un dispositif identique au précédent film du réalisateur, Oh Boy, qui racontait la journée d’un jeune Berlinois à la recherche d’une tasse de café pas chère. Jan Ole-Gerster observe les agissements de son héroïne sur le même mode opératoire, réduit à une temporalité très courte. Comment faire le bilan d’une vie en une seule journée ? Mission périlleuse qu’elle apprendra à ses dépens, fragilisant sa perception du monde. Derrière son masque rigide se drape une vulnérabilité qui explose en fin de parcours lorsque son fils décide à sa manière de couper le cordon, de prendre son envol et de mettre sa mère face à une cruelle vérité. Désarmée et seule, Lara finit vaincue, mais devient autre chose qu’une enveloppe vide, qu’un monstre d’inhumanité. Le réalisateur lui laisse une chance de renaître, de s’ouvrir aux autres.
Cette petite odyssée réparatrice confinée dans un espace-temps délimité s’éloigne du petit théâtre formaliste d’un Michael Haneke grâce à la réussite d’un portrait de femme ambivalent, aussi ironique que lucide, laissant transpercer quelques bribes d’émotions. Ce n’est pas lorsque le film rejoue la partition de La Pianiste sur les rapports mère-fils qu’il s’avère le plus convaincant, mais dans son observation minutieuse des personnages secondaires, galerie iconoclaste et pertinente du petit peuple allemand, rabaissée par une figure autoritaire, qui pourrait symboliser le pouvoir. Le film trouve sa raison d’être, parvient à émouvoir quand la statue de marbre commence à se fissurer. Fissure trouvant écho dans une mise en scène qui s’assouplit vers la fin, plus ample, acceptant enfin que la caméra enveloppe son héroïne.
Lara Jenkins ne serait rien sans la présence incroyable de son actrice principale, Corinna Harfouch, grande dame du théâtre, ayant joué Ingmar Bergman sur les planches. Elle est en effet une sublime réplique aux plus grandes comédiennes ayant traversé l’univers du cinéaste suédois. Ce n’est pas la moindre qualité de ce beau film âpre et intelligent qui se laisse difficilement apprivoiser.
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