On se souvient encore du choc de I’m A Killer de Maciej Pieprzyca (présenté à Arras en 2017), puissante, coupante et dense retranscription d’un fait divers survenu en Pologne dans les années 70 où la recherche d’un coupable à tout prix entrainait la falsification des faits jusqu’à faire exécuter un innocent. A travers sa fresque méticuleuse, le cinéaste proposait un brulot politique terrifiant et d’une grande beauté formelle. Ce mensonge au cœur du pouvoir est au centre de Varsovie 83, une affaire d’État, dont le titre original Varsovie, police d’État, était autrement plus sec et parlant. En 1983, à Varsovie, la mort d’un étudiant déclencha une vague d’indignation que le pouvoir tenta d’étouffer, symptôme et métaphore du gouvernement et de la loi martiale du général Jaruzelski, dernier dirigeant du régime communiste en Pologne. On se rappelle de son opposition au syndicat Solidarność mené par Lech Walesa, dont il fit interner des milliers de militants.
Nous voici donc plongés dans cette funeste période. Alors qu’il s’apprête à passer l’oral du bac, en pleine effervescence du succès de l’écrit, Grzegorz est arrêté par la milice, qui le roue de coups devant son camarade Jurek, étudiant et poète. Il meurt à l’hôpital. Tandis que sa mère et Jurek tentent de faire éclater la vérité et de porter l’affaire devant la justice, le pouvoir va chercher à l’étouffer, en réinventant la réalité, créant de nouveaux coupables et diffamant les innocents, avec pour but d’empêcher coûte que coûte le témoin de témoigner. Les dominants ne sont pas à une contradiction près, pouvant à la fois accuser Jurek d’être habitué des prostituées et homosexuel !
Servi par une mise en scène implacable, Varsovie 83, une affaire d’État dresse étape par étape l’évolution de cette affaire, de la disparition d’un homme à celle de son martyr, insufflant graduellement la sensation d’impuissance et d’injustice victorieuse, en se basant sur un livre enquête qui ne rétablit la vérité que plus de 40 ans après les événements. Dans les années 80, Wajda évoquait en direct la Pologne à l’heure de la dictature (L’homme de marbre, L’homme de fer) et le cinéaste Jan P. Matuszynski aborde une histoire qu’il n’a pas connue – il est né un an après ces événements – montrant à quel point ces heures sombres constituent un traumatisme encore frais transmis entre générations, combien il est encore nécessaire d’en parler, mais dévoilant également qu’à travers le passé il témoigne des injustices du présent et des iniquités à venir. Il renoue aussi avec les grandes heures du cinéma d’investigation du nouvel Hollywood tel les chefs-d’œuvre d’Alan J. Pakula où le réel se défoule sous les pieds et glisse vers l’absurdité du cauchemar, les pièges se refermant lentement sur les héros : toute lutte est vouée à la solitude et à l’échec lorsqu’elle s’attaque aux rouages du pouvoir. Mais Jan P. Matuszynski inverse magistralement la mécanique du genre.
Alors que les hommes du Président avançaient point par point pour démonter les rouages de l’assassinat de Kennedy et rétablir la vérité, les hommes de la loi martiale procèdent au contraire à son camouflage et son travestissement. Ce sont les enquêteurs du mal qui opèrent ici, avec pour « héros » méticuleux les hommes de main du pouvoir, aussi doués que ceux que jouaient Redford et Hoffmann mais avec pour mission de falsifier les preuves, punir les innocents, faire triompher le mensonge. Si Varsovie 83, une affaire d’État s’intéresse à Jurek, il suit plus encore la méthode échafaudée pour le faire tomber, par des individus aussi efficaces que les héros de Pakula, tel un troublant « négatif » des grands classiques. L’étau se resserre donc de toute part : procureurs honnêtes révoqués, amis de la famille « bienveillants » délégués à la manipulation d’un père patriote susceptible de convaincre le fils de se taire…Les témoins sont menacés et métamorphosés en accusés. Les méthodes anti-droits sont érigées comme des règles. Jan P. Matuszynski installe un climat d’étouffement croissant jusqu’à son ultime image, au point de provoquer un sentiment d’impatience insoutenable du « témoignera, témoignera pas ? ».
Esthétiquement la texture nous renvoie directement à la sensation des années 80, mais sans démonstration ni artifice voyant. La formidable direction photo invite au voyage dans le temps, esthétique sans être esthétisant, avec une richesse du cadre et du grain qui renvoie au travail du Nouvel Hollywood et en particulier de celui de Gordon Willis avec Pakula. Les choix musicaux se révèlent tout aussi pertinents, que ce soit les compositions originales flottantes d’Ibrahim Maalouf, les chansons d’époque polonaises ou internationales (U2, Leonard Cohen) toujours employées de manière adéquate ou l’intervention de Gorecki alors que l’œuvre atteint son acmé dramatique.
Dépassant par sa force formelle et narrative le cadre du film dossier, Varsovie 83, une affaire d’État s’affirme comme un terrifiant requiem de la jeunesse, un cri de détresse contre toutes les oppressions, résolument universel. Au-delà de son pessimisme absolu Varsovie 83, une affaire d’État reste une ode aux générations et à la quête d’absolu, une déclaration d’amour aux mots et à la poésie comme ultime recours, même voués à l’échec. Le poète est la contestation. L’absence absolue d’espoir noue la gorge, révolte mais incite également à la vigilance et à lever le poing bien haut. Ne pas « laisser de traces » c’est l’expression qu’utilise le chef du commissariat pour qu’on frappe l’étudiant dans le ventre, afin que les blessures même mortelles soient invisibles. Le cinéaste file cette métaphore de l’effacement durant tout le film, entre l’entreprise d’anéantissement de la machine infernale au pouvoir et le devoir de mémoire. Si les oppresseurs réécrivent l’Histoire en réécrivant les histoires individuelles, en cherchant à annihiler les luttes individuelles, les traces laissées par le film de Jan P. Matuszynski sont indélébiles, ce qui est déjà en soi une victoire.
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