À plus d’un titre, 2021 aura été marqué par le retour sur le devant de la scène de Jane Campion. D’abord sur toutes les lèvres au moment de la remise de la Palme d’Or pour Titane en juillet dernier, faisant de Julia Ducournau sa successeure en tant que femme consacrée sur la Croisette, près de trente ans après La Leçon de Piano. Ensuite par une double actualité : son statut de récipiendaire du 13ème Prix Lumière et son retour au grand écran remarqué à la Mostra, où elle reçut en septembre le Lion d’argent de la meilleure réalisation pour The Power of the Dog. La cinéaste néo-zélandaise n’avait plus signé de long-métrage depuis Bright Star en 2009, son évocation des dernières années de vie du poète anglais John Keats. Entre-temps, elle s’est illustrée à la télévision en s’attelant à mettre en scène deux saisons de Top of the Lake, lassée selon ses dires du manque d’audace de l’industrie cinématographique. Annoncé dès 2019, ce nouveau film est une adaptation d’un roman de Thomas Savage publié en 1967 (traduit très tardivement en France, soit en 2002). Après quelques contretemps occasionnés par la pandémie COVID-19, le tournage (qui eut lieu dans le sud de la Nouvelle-Zélande, dans l’Otago) se termine à l’été 2020. Produit notamment par la BBC Films mais distribué mondialement par Netflix, le projet est dans les tuyaux pour concourir à Cannes, mais il se heurte à l’intransigeance « politique » de la plateforme. En effet, celle-ci refuse d’envisager une sortie dans les salles françaises (condition sine qua non à sa participation en compétition) et ne veut se résoudre à l’envoyer hors compétition. Il se fait donc remarquer à Venise, où il reçoit un accueil triomphal en plus de figurer au palmarès, ainsi qu’au Festival Lumière en octobre dernier, avant d’arriver sur les écrans du monde entier dès le 1er décembre. Western délicat, The Power of The Dog nous plonge dans les années 20, au cœur du Montana. Les frères Phil (Benedict Cumberbatch) et George Burbank (Jesse Plemons) sont diamétralement opposés. Autant Phil est raffiné, brillant et cruel, autant George est flegmatique, méticuleux et bienveillant. À eux deux, ils sont à la tête du plus gros ranch de la vallée. Une région, loin de la modernité galopante du XXème siècle, où les hommes assument toujours leur virilité et où l’on vénère la figure de Bronco Henry, le plus grand cow-boy que Phil ait jamais rencontré. Lorsque George épouse en secret Rose (Kirsten Dunst), une jeune veuve et l’invite à s’installer chez eux, son frère, ivre de colère, se met en tête d’anéantir celle-ci. Il cherche alors à atteindre la femme en se servant de son fils Peter (Kodi Smit-McPhee), garçon sensible et efféminé, comme d’un pion dans sa stratégie sadique et sans merci…
Bien que situé en 1925, The Power of the Dog ressuscite une certaine idée du western classique. Loin des colts, des pistoleros et des duels, le cow-boy est ici renvoyé à son statut séminal de garçon vacher et de propriétaire terrien. Campion fait montre d’un véritable amour du genre et multiplie les références à John Ford (tels ces échos au plan final de La Prisonnière du désert) ou s’amuse à détourner l’image de l’Indien belliqueux (ici de simples voyageurs à la recherche de cuir, dans une séquence capitale). Plus encore, elle parvient à y injecter des problématiques et des thématiques contemporaines sans que le tout ne paraisse forcé ou didactique. Magnifié par un usage sublime du format scope, une photographie à tomber (signée Ari Wegner, chef opératrice à l’œuvre sur In Fabric, The Young Lady ou encore la deuxième saison de The Girlfriend Experience) et les majestueux décors de ce Montana néo-zélandais, le film se pose peut-être comme la plus grande réussite formelle de son autrice. Il est regrettable que le public français ne puisse pas le découvrir sur grand écran. Alternant les cadres grandioses sur les vastes étendues et les gros plans sensuels, charnels, la cinéaste affirme une volonté d’ampleur rare doublée d’une attention précieuse aux détails, créant ainsi un jeu sur les échelles où se côtoient indistinctement l’immense et l’infime, le général et le particulier. Des mains de travailleurs qui s’affairent sur une corde, des gouttes de sang sur un épi de blé, prennent autant d’importance et de sens, que des montagnes enneigées ou baignées de soleil. Le travail sur la lumière dépasse largement la seule prouesse esthétique, il a un rôle crucial sur le plan narratif. Les choix d’éclairages tendent à modifier la vision des personnages, parfois même changer leurs relations, voire leurs rapports de force au détour d’une scène pivot. Le long-métrage se pose en fresque intimiste et anti-démonstrative (importance capitale des non-dits, de la suggestion, de l’implicite), d’une précision et d’une maîtrise impressionnantes, régie selon une temporalité lente, patiente et elliptique. Le récit morcelé en chapitres comme autant de saisons, voit l’environnement évoluer, la nature naître, muter et mourir, au même rythme que les relations humaines. Ce souffle romanesque s’accompagne d’une certaine sécheresse émotionnelle (qui n’exclut pas une forme de lyrisme), loin de maintenir le spectateur à distance, elle l’emporte au contraire dans un subtil engrenage machiavélique et vénéneux au gré de séquences réussies. Parmi celles-là, notons un incroyable face à face où Phil, banjo en main, humilie Rose, assise au piano, dans un duel musical, ou encore une ultime nuit qui scellera définitivement le destin de cette famille.
Écrit en pensant à Benedict Cumberbatch et Elisabeth Moss, le casting fut soumis à quelques remaniements au moment d’attaquer le tournage en janvier 2020. L’actrice pressentie était bloquée par ses impératifs sur The Handmaid’s Tale, quant à Paul Dano, envisagé dans le rôle de George, il dut renoncer pour cause de conflits d’emplois du temps en raison de sa participation à The Batman de Matt Reeves. Kirsten Dunst et Jesse Plemons les ont ainsi remplacés, tandis que Kodi Smit-McPhee (La Route) alors que Thomasin McKenzie (Leave no Trace) complètent la distribution. Au-delà de tout superlatif, l’ensemble du casting constitue l’un des points forts du film, Cumberbatch en tête. Dans la peau de Phil, à la fois monstrueux et tragique, le comédien renvoie au Daniel Plainview interprété par Daniel Day-Lewis dans There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson, chef-d’œuvre auquel se réfère souvent The Power of The Dog, tant dans sa maestria à mêler le grand spectacle et l’intime qu’à travers la superbe bande originale composée par le même Jonny Greenwood. Brillant, cruel et antipathique, annonçant chacune de ses arrivées par un sifflement tel Hans Beckert dans M le maudit, le comédien trouve enfin au cinéma, un rôle à la mesure de son talent. Ambigu et ambivalent, le personnage est à l’image d’un long-métrage insaisissable, changeant perpétuellement de protagoniste et de point de vue, dont les enjeux se révèlent progressivement tout en ne cessant de se densifier de chapitre en chapitre. À mesure que les figures se dévoilent, les apparences se fissurent et l’être supplante le paraître, en témoigne cette scène en présence des parents Burbank et du gouverneur où les masques de la fratrie tombent, entraînant la perte de repères de la jeune épouse. Le récit s’articule autour de divers affrontements insidieux superposés jusqu’à l’étouffement et l’inéluctable : la rivalité originelle entre les deux frères, la jalousie de l’aîné lorsqu’une femme s’installe à leurs côtés, la rancœur de cette dernière à son égard après l’humiliation qu’il a infligée à son fils… De ces thématiques quasi bibliques ou antiques, émergent la figure faussement fragile de Peter (très bon Smit-McPhee) et son dessein patient et vengeur. Fait étonnant dans la filmographie de Jane Campion, le personnage de Rose (magnifiquement campé par Dunst), s’efface presque progressivement au sein du quatuor d’individualités motrices de l’intrigue. Lorsque la cinéaste semble citer sa Leçon de piano, soit par le biais d’une séquence musicale évoquée plus haut, soit par l’analogie qui peut naturellement s’effectuer entre certains traits de caractère de Phil et ceux qui définissaient autrefois le colon Alistair Stewart (Sam Neill), c’est pour mieux désamorcer la référence. Le tout avance alors tel un jeu de fausses pistes, dominé par des hommes à la masculinité toxique et aux comportements abusifs, remplis de sous-entendus homosexuels, de frustrations contenues et de rituels cryptiques. En ce sens, le mystérieux Bronco Henry (que l’on ne verra jamais à l’écran) cristallise toutes les passions et tous les souvenirs, son ombre venant obscurcir le quotidien de la famille. En résulte un film fascinant, complexe et exigeant, une œuvre dense et parfaitement maîtrisée, signant le retour en grâce d’une réalisatrice plus que jamais à part dans l’histoire du cinéma contemporain, renouant magistralement avec la veine la plus ambitieuse de sa carrière.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).