Le projet de Jean Baptiste Thoret s’articule autour d’une réflexion liée à une temporalité fragmentaire, qu’une lecture superficielle pourrait détourner des véritables intentions. L’auteur du remarquable We Blew it, propose une expérience singulière en rassemblant deux parties distinctes tournées à près de 20 ans d’écart l’une en 2000 à Turin et l’autre en 2019 à Rome. Très différents sur le fond et sur la forme, les deux documentaires sont rassemblés, non pour des raisons opportunistes, mais pour étayer un discours emprunt de mélancolie: Qu’est qui a changé entre le début années 2000 et aujourd’hui? Quel regard porte Dario Argento sur le cinéma lorsqu’il se penche sur son passé?
Le générique de Soupir dans un corridor lointain – beau titre judicieusement choisi – est lancé. Sur les accords de la BO de Profondo rosso par les Goblin, de très courts extraits de ses films défilent, les plus attendus en somme: Phenomena, Ténèbres, Suspiria, Le syndrome de Stendhal et Inferno. En 30 secondes, Jean-Baptiste Thoret offre quelques visions marquantes des films parmi les plus connus du cinéaste transalpin. La crainte de se retrouver face à un vulgaire best of s’avère vite dissipée par un regard précis et lucide. Le film alterne entre les propos de Dario Argento captés pendant le tournage de Non ho sonno et la voix off du critique offrant une lecture analytique, synthétique et brillante du cinéma d’Argento. La première partie, reprenant Les Songes de Dario Argento : soupirs dans un corridor lointain le documentaire de 52 mn diffusé sur Ciné-Cinémas dans un style télévisuel (en 4/3), permet aux néophytes de mieux saisir l’importance des enjeux esthétiques à l’œuvre chez l’auteur de Suspiria. Thoret décrypte en quelques phrases, un cinéma unique et transgressif, capable de souffler le chaud et le froid, le sublime et le trivial, de saisir l’étrangeté du réel par une inspiration plastique réfléchie et instinctive.
Afin de revenir aux fondations même du parcours artistique de Dario Argento, l’attention se focalise sur l’une des obsessions majeures, en montrant un extrait de L’oiseau au plumage de cristal, celui où le journaliste assiste à la tentative de meurtre dans la galerie d’Art. En partant, d’une vision -morcelée, parcellaire, truquée – qui va hanter le personnage principal et par extension le spectateur, cette séquence matricielle interroge notre acuité à bien regarder les images, à décortiquer les intentions, à déjouer les faux semblants. Elle contient en soi tout le récit : la résolution d’une énigme empruntant aux codes du giallo. Jean-Baptiste Thoret délivre à cet instant un texte remarquable, pointu et pourtant accessible, maintes fois repris par les critiques depuis. Impression qu’il s’adresse moins à une poignée de fans irréductibles qu’à un public hétéroclite ouvert à la curiosité. À noter que film est agrémenté d’images de tournage du Non ho sonno et de l’intervention intéressante de la monteuse de l’époque, Ana Napoli.
Ce hors-d’oeuvre, en surface anecdotique, ouvre une porte vers une deuxième partie émotionnelle et sensitive, résolument tournée vers le passé. La fin des années 90 – début 2000 sonnait pour Dario Argento comme le point d’orgue de sa consécration – méritée – par l’intelligentsia. Il dépassait le statut de vénération culte de la part des amateurs du genre et de la presse spécialisée pour enfin être considéré comme un grand cinéaste rejoignant alors les Federico Fellini, Michelangelo Antonioni, Elio Petri. Une rétrospective avait lieu à la cinémathèque, tandis que Les Cahiers du cinéma mettaient Le fantôme de l’Opéra en une de leur mensuel. Le cinéaste assumant alors fièrement une place qui lui avait toujours été refusée, au cœur de l’histoire du cinéma italien. Paradoxalement, c’était aussi le début de la fin, le moment où son inspiration s’est tarie alors qu’il tentait de renouveler sa grammaire cinématographique, d’expérimenter, de ne pas rejouer indéfiniment Suspiria. Ses chefs d’œuvre sont derrière lui, et à partir du Fantôme de l’Opéra, ses fans vont progressivement déserter son cinéma, jusqu’à s’en détourner littéralement, l’accusant de réaliser d’immondes séries Z. Au centre, on retrouve cet immense paradoxe asséné par la geek académie qui aimerait voir ses idoles répéter inlassablement les mêmes figures : « Argento est un génie, Argento est mort ». Les jugements définitifs et sévères à l’encontre de ses derniers essais, tels Card player, Mothers of tears, Giallo et Dracula 3D, ne sont pas appuyés par une contre-analyse réévaluant sans distance des films qui mériteraient une certaine attention. En passant de 2000 à 2019, le critique-réalisateur, retrace en creux le soi disant passage à vide d’un cinéaste en perte d’inspiration. Sensation tenace qu’il manque indéniablement une partie à Soupirs dans un Corridor lointain, laquelle pourrait servir à mettre en exergue le spectacle d’un Argento ayant vieilli, dont les mots permettraient tellement de comprendre pourquoi son art a changé, perdu de sa féerie, car désormais dominé par un regard sur le monde et son amertume, comme une logique inéluctable. Tel quel, le documentaire laisse une ellipse, un trop long silence, insinuant l’idée que la carrière d’Argento s’est évanouie avec Non Ho Sonno. Pourtant, cette approche – timide – a aussi sa pertinence, une manière pour Thoret de respecter le travail immense du maestro. En n’évoquant pas frontalement cette période, sachant pertinemment, qu’il est trop tôt pour en parler sereinement, il laisse le temps décider et inscrire ces oeuvres dans une histoire. Il suffit de se souvenir de la réception catastrophique de Phenomena ou Opera à l’époque pour comprendre combien Argento a subi régulièrement l’injustice des jugements hâtifs.
Retour au présent, en février 2019, le second acte débute, dans un magnifique format scope, montrant au loin l’artiste franchissant l’entrée d’un parc. Le lyrisme de la musique, la succession de plans sophistiqués de la nature, la beauté du noir et blanc laissent entrevoir les intentions, radicalement opposées à ce qu’on a vu jusque-là. Désir palpable d’injecter du cinéma, tenter d’épouser l’esthétique du maître, se confronter à l’histoire même du cinéma italien. Rien que ça! L’ouverture n’est pas anecdotique, l’interview a lieu dans un parc, évocation immédiate d’un des mentors du cinéaste, Antonioni, cité à maintes reprises par la suite explicitement ou implicitement, en l’occurrence Blow up, œuvre fondatrice pour Dario Argento ainsi que L’éclipse. Curieusement, ce dernier évoque moins le cinéma que la vie, où le cinéma à travers la vie. Il propose une sorte de bilan, célèbre la beauté de ce qui nous entoure, en parlant des insectes, de la nature apaisante, de son goût pour les musées, l’art en général, sa passion pour l’alchimie et l’architecture. Il parle aussi l’histoire sociale et politique de l’Italie, de son enracinement à gauche. On découvre un homme chaleureux, émouvant et nostalgique sans une once de rancœur. Portrait touchant d’un artiste préférant parler de ses inspirations que de ses films, fatigué certes, mais pas résigné. Le journaliste s’efface devant l’image d’un homme bouleversant lorsqu’il visite le décor en ruines de Ténèbres. D’ailleurs, il essaie à ce moment là de coller à l’esthétique du maître et y parvient (il s’agit sans doute du moment le plus poignant du documentaire). Élaboration de mouvements de caméra complexes, intégrant un découpage habile, pouvant nous arracher une larme. Par exemple, en revisitant une villa abandonnée (le lieu où vivait l’assassin dans Ténèbres), le cinéaste est pris d’une émotion grandissante, comme s’il constatait la disparition, non pas de son art, mais de tout une histoire du cinéma Italien qui fut sans doute l’un des plus beaux, les plus riches, les plus inventifs, avant que la télévision ne vienne tout détruire pour schématiser. Le constat est terrible mais il ne s’apitoie pas sur son sort, bien qu’affecté à l’idée de se retrouver au milieu de ce no man’s land qui fut jadis l’une des fiertés de l’habitat moderne italien. Les autres films évoqués, Inferno, Suspiria et Profondo Rosso seulement, sont abordés par Argento à travers les lieux.
L’ambition du projet bute parfois devant une grandiloquence agaçante, une naïveté de s’emparer du septième art pour se détourner de la forme humble du documentaire, le choix du noir et blanc paraissant parfois artificiel, venant surligner une mélancolie, présente avec la simple prestance de l’homme qu’il filme. Il n’empêche que Jean-Baptiste Thoret s’expose, se dévoile et réussit un hommage sincère et vibrant sur l’un des grands créateurs de ses 50 dernières années (n’en déplaise à ses détracteurs). C’est alors que le beau Soupirs dans un Corridor lointain trahit la propre mélancolie du cinéphile qui a vieilli, à l’instar de son cinéaste fétiche. On est parfois tenté de lire aussi en l’amertume d’Argento celle de l’ex-critique, son silence résonnant comme une approbation. En alternant regard vers le passé et vers le présent, il nous tend le miroir de notre propre rapport au cinéma, de notre jeunesse désormais lointaine ; d’un temps qui n’existe plus. C’est par ce dévoilement intime se fusionnant à la déclaration d’amour à Argento que le film bouleverse le plus. Laissons le mot de la fin à Dario Argento, résumant sa pensée actuelle: » J’aime beaucoup le cinéma même si on dit que c’est un art destiné à mourir. Il faudra passer par d’autres moyens pour s’exprimer, mais pour l’instant, il vit encore ».
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