Dans une brume pâle et orageuse, des branches mortes transpercent la surface d’un lac opaque où se dessinent les reflets troubles des arbres bordant la rive, vibrant sous la déflagration d’un tonnerre : « La nature est riche en prodiges et en bizarreries, en essais et en erreurs », professe une voix caverneuse, dont les échos ébranlent les parois de la bâtisse d’un tribunal plongée dans l’obscurité, aux pavés humides, inondés d’une flaque de lumière blanche, aveuglante, pénétrant les fenêtres. Dans l’ombre de la lueur glaciale, la silhouette d’un homme aux gestes solennels déclame son jugement : c’est le procès d’Anne / Jean-Baptiste Grandjean, profanateur du sacrement et du mariage. Tiré d’une histoire vraie mentionnée dans le cours Les Anormaux de Foucault, Un jour fille suit le parcours d’un personnage né intersexe au XVIIIe siècle. D’abord assignée femme, Anne doit changer d’habit et devenir Jean-Baptiste lorsque le curé découvre son attirance homosexuelle. Seulement, le secret se fissure, et l’insolvabilité de la question de l’assignation du genre prend une ampleur dramatique, où se joue le paradoxe d’un procès tiraillé entre rigidité morale, scientifique et religieuse. Après son moyen métrage Augustine en 2003, coréalisé avec Jean-Christophe Valtat sur le professeur Charcot, Jean-Claude Monod, avec Un jour fille, signe son premier long métrage par la mise en scène de l’affaire historique et méconnue d’Anne / Jean Baptiste Grandjean, dans une harmonie entre pudeur classique et modernité stylistique, récit intimiste et enjeu politique, Histoire et drame aux résonances contemporaines.
Film d’époque au premier regard, le film de Jean-Claude Monod brise les contours des genres : Un jour fille oscille entre le film historique et le drame contemporain, le film de procès et la romance tragique, le récit d’apprentissage et le conte philosophique, la satire politique et religieuse et la tragédie d’une quête identitaire ; tout en jouant avec la définition du genre de son protagoniste. Le débat autour du genre, substance narrative du récit, se déploie alors dans toute sa polysémie, inscrivant le film dans un théâtre de l’ambivalence. Si Un jour fille élève le film historique au rang de drame intimiste et profondément actuel à la fois, c’est sans doute par ce dialogue constant entre une mise en scène et une composition des images à la géométrie classique, portées par des morceaux de musique classique —un motet de Vivaldi, une fantaisie de Schubert—, et des touches inattendues de modernité surgissant dans certains agencements des plans, ou lorsque surviennent, par effet de dissonance, des chansons du groupe australien indé Parcels, ou des pièces du compositeur et pianiste Karol Beffa.
Le travail sur les ombres, les lumières et les reflets insuffle une poésie particulière à Un jour fille : certaines images évoquent parfois les tableaux de paysages de Watteau, avec cette campagne au vert doré par les rayons du soleil, ces couleurs chatoyantes au gré du vent, ces miroirs d’eau scintillante abritant le reflet des arbres, ces teintes rosées crépusculaires épousant la forme des nuages ; que le silence de la nuit engloutit dans son bleu profond, où, devant les pans de clarté célestes qui subsistent, se découpent les minces silhouettes arborescentes de la forêt. À l’intérieur, les images rappellent à la fois De La Tour, avec l’obscurité teintée des lueurs chaudes et rougeoyantes des bougies, comme des pinceaux peignant les corps et les visages, au relief saisi dans l’ombre. Là où la nature habite les images de Un jour fille, parfois dans un esprit romantique et d’exaltation des sens —le blanc brumeux de l’orage, signalant le drame du procès ; la déambulation du devenu Jean-Baptiste Grandjean avec sa femme dans la campagne au soleil couchant, bercée par la fantaisie profondément mélancolique de Schubert—, la poétisation des scènes d’intérieur articule une dimension intimiste avec le lyrisme de la nature, et dessine le contraste entre l’intérieur et l’extérieur comme paysage narratif d’un récit d’apprentissage sur plusieurs niveaux. Le film de Jean-Claude Monod, en suivant le parcours d’Anne / Jean-Baptiste Grandjean sur plusieurs années, s’attache à faire le portrait d’un personnage en transformation et en formation, au gré de ses rencontres, du jugement à l’égard de sa monstruosité, et de son identité de genre administrée, jugée et manipulée par les institutions : l’Eglise heurtée par la profanation, et la Médecine, empêtrée par ses considérations scientifiques autour de l’organe génital de l’accusé-e. En cela, Un jour fille, au-delà du traitement à la fois historique et actuel de l’affaire Anne Grandjean —la question de l’intersexuation étant encore aujourd’hui méconnue, malgré l’émergence de mouvements de luttes et de revendications pour les droits des personnes intersexes—, dépeint le chemin de son / sa protagoniste à la manière d’un roman d’apprentissage, avec le départ de son foyer familial, son mariage, et ses rencontres amicales lui forgeant sa pensée.
Entre débat, quête, secret et procès identitaire, Un jour fille fait aussi le portrait d’un personnage que l’on appelait hermaphrodite au XVIIIe siècle, à mi-chemin entre le monstre et la créature mythique divine : un rôle porté par Marie Toscan —son premier au cinéma— dont la justesse et la retenue épousent la subtilité dans le passage d’un genre à un autre, et donnent corps à la honte, à la crainte d’être vu, et à la tourmente d’une vie consumée par le secret. Le débat identitaire autour du protagoniste s’alimente par la question de la nature humaine, en lien avec la notion de monstre. À ce titre, on pense à cette scène, particulièrement violente, où un groupe d’aristocrates vient admirer Anne / Jean-Baptiste Grandjean. Non sans rappeler Elephant Man, cette fascination malsaine et ce voyeurisme en regard de l’inconnu évoque la monstruosité, que Jean-Claude Monod interroge aussi à travers le personnage de Sébastien, membre d’une troupe de théâtre avec qui Jean-Baptiste se lie d’amitié, qui propose la lecture d’un passage du Rêve de D’Alembert de Diderot : « Il me vient une idée bien folle : l’homme n’est peut être que le monstre de la femme, et la femme le monstre de l’homme ». En posant le monstre non pas comme une créature extraordinaire et effrayante, mais comme un simple terme comparatif entre deux éléments opposés —ici, l’homme et la femme—, le texte esquisse une réflexion sur l’anormalité, et sur la définition linguistique, en tant que mouvement permanent selon l’angle de la pensée. Un jour fille joue également beaucoup du motif des portes —le début du film, après le prologue du procès, s’ouvre littéralement grâce à une porte— ; des entrebâillements —Anne épiant Sophie et Antoine dans la grange—, des fenêtres —les ombres des répétitions de la troupe de théâtre que Jean-Baptiste aperçoit dans la nuit—; des rideaux, des barreaux, des miroirs —dans lequel Anne s’observe avant de changer d’habit— et des reflets ; comme pour souligner la perspective de l’humiliation, de la honte, du secret, et du passage d’une identité à une autre.
Au gré du récit de l’affaire Anne Grandjean, Jean-Claude Monod émaille Un jour fille de composantes de fiction, notamment par la mise en scène de la troupe de théâtre dont le protagoniste fait la rencontre : d’abord comme lieu de liberté du persona, la représentation du théâtre propose aussi une mise en abyme de la création d’un personnage de fiction, déjà engagée lors de la transformation de Anne en Jean-Baptiste : son père —archétype d’un dramaturge— l’habille et le nomme ; et Jean-Baptiste trouve du travail chez un tailleur. L’attention portée aux masques et aux costumes, que l’on retrouve notamment lors de cette scène où un défilé de chapeaux s’exécute sur la tête du protagoniste, et le motif des mains cousant et brodant des vêtements participent aussi beaucoup à cette interrogation en filigrane. Le théâtre, en toile de fond, ancre le propos du film dans un jeu constant : de genre, de rôle, d’identité, de costume social, de frontière effacée entre le réel et la fiction, le drame et la représentation.
Si Un jour fille rompt avec le film historique, c’est par son traitement singulier d’un récit paradoxalement contemporain, à la fois imprégné de références picturales et musicales classiques, et de touches de modernité stylistiques, tant par le montage que par la composition des images, et narratives, par le motif théâtral, pénétré de symbolisme et d’interrogations sur le masque et l’identité.
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Astrid
J’ai adoré les costumes de ce film, vraiment exceptionnels et inspirants !
Merci pour la rubrique de ce film qui mérite une plus grande visibilité !
J’ai vraiment adoré 🙂