A une époque où le dernier – et magnifique – film de Jean Luc Godard, Le livre d’images ne parvient pas à se frayer un chemin, même de traverse, dans les salles obscures, confirmant la frilosité des distributeurs et sans doute des exploitants, il n’est pas étonnant que Bleu Pâlebourg, deuxième long métrage de Jean-Denis Bonan ne soit diffusé qu’en catimini dans des lieux confidentiels. Mais au moins le film bénéficie d’un visa d’exploitation, ce qui relève du miracle lorsque l’on entreprend la réalisation d’un film aussi singulier, voir expérimental, avec un budget dérisoire.
50 ans après le magnifique La femme bourreau, manifeste libertaire, interdit en France pendant quatre décennies avant sa réhabilitation en 2015, Jean-Denis Bonan, moins révolté et provocateur qu’en 68, revient avec un beau projet, difficile d’accès mais passionnant de bout en bout.
Jean-Denis Bonan se plie à un exercice difficile, celui de mettre en image un texte –poétique et introspectif-adaptation d’un court essai de l’allemand Andréas Becker, Ulla et l’effacement. Si personnel que l’écrivain lui-même tient le rôle principal, sorte de figure fantomatique imposante, avec ses longs cheveux blonds de viking, traversant le cadre avec un assurance tranquille: il énonce en voix off ce texte déchirant, évocation douloureuse de l’histoire intime mêlée à la grande histoire. Il raconte la tragique existence de sa mère, Ulla, née en 1939 en Allemagne, emportée à 46 ans d’une cirrhose. Traumatisée à vie par son enfance sous les bombes, elle s’est réfugiée dans l’alcool pour oublier, le whisky qui ne l’a jamais déçu. Pâlebourg, c’est Hambourg, ville portuaire avec ses putes, ses banques et ses bombes. Une ville qui a volé une enfance parmi tant d’autres pendant la seconde guerre mondiale.
Ulla a échappé à la mort mais a du traverser et enjamber des cadavres, s’enfoncer dans des bunkers suintant l’angoisse et la mort. Elle a perdu son innocence très jeune et n’a pu s’en remettre, trouvant à travers l’alcool une échappatoire destructrice. Ainsi, Andréas Becker se met à nu sans narcissisme, rendant hommage à toutes les vies brisées, en partant d’une part de son parcours pour embraser le collectif à travers une réflexion sur les dégâts physiques et psychologiques causés par la guerre, sur ce qu’il reste ensuite et comment on vit avec ce chantier. La noirceur du texte est atténuée par la voix douce et envoûtante de Becker.
La matière littéraire aurait pu verrouiller l’inspiration de Jean-Denis Bonan, le condamner à illustrer platement ces mots terribles et désespérés, qui nous violentent et plongent dans une atmosphère cafardeuse. Une lumière sombre inonde ce geste cathartique, cette injonction poignante adressée à l’humanité: ne recommencez jamais. C’est finalement en hors champs, ou plus entre les lignes que l’espoir réside. Jean-Denis Bonan a sans doute désiré restituer cette possible ouverture, à travers sa mise en scène, aussi sophistiquée qu’épurée, en dépit du manque de moyens et d’une image numérique sans profondeur, aplatissant les formes.
Dès les premières images, le réalisateur affirme une approche radicale du cinéma articulant texte, images et son avec une attention permanente, créant un écrin idéal pour illustrer le propos de l’écrivain, soulignant en creux l’idée de vivre, de ne jamais perdre espoir. Ausculter un passé honteux permet aussi de clamer, haut et fort, la soif de vivre, ce que le bleu du titre indique. Et de réparer une injustice en rendant hommage à tous ces anonymes n’ayant pas réussi, à l’image d’Ulla, à survivre à l’horreur, à l’indicible.
Jean-Denis Bonan orchestre un travail fascinant sur les textures sonores et les régimes d’images intégrant flous, ombres, décadrages, surimpressions, proche parfois de l’art vidéo si décrié par le conservatisme du milieu du cinéma. Il insuffle une dynamique et une vie à un film qui ne pourrait être que mortifère. La beauté des cadrages s’avère presque apaisante, insufflant alors un climat de sérénité au milieu d’un verbe, tranchant, hypnotique à force de répétitions, et d’une noirceur absolue. Il se refuse d’intégrer des images d’archives collant de trop près au texte.
Bleu Pâlebourg est un film hanté par les souvenirs de la guerre, par des fantômes qui resurgissent, des lieux dévastés qui compriment le cœur mais il ne cherche pas à plomber le spectateur même si l’expérience n’est pas de tout repos. Cette expérience condensée en 55 minutes peut provoquer le rejet, un sentiment d’asphyxie. Elle demande un effort d’attention, de compréhension mais aussi de profonde empathie. On retiendra ce moment magnifique où Bonan filme les ruines d’une usine avec en fond sonore le crépitement des mitraillettes et l’insupportable bruit des avions qui lâchent des bombes.
L’épilogue, très beau, où la silhouette d’Andréas, floutée, derrière un tissu transparent, se confond avec celle de sa mère, clôt une œuvre moins absconse que prévue, entre exploration viscérale de l’histoire et hommage déchirant à la disparition d’un proche, qui finit par toucher à l’universel. Bleu Pâlebourg réussit alors à entrer en résonance avec l’histoire personnelle de chacun d’entre nous. Ce n’est pas la moindre qualité de cet objet inclassable, que certains trouveront poseur et verbeux mais qui mérite que l’on s’y attarde calmement. Et qui donne envie de (re)lire le texte d’Andréas Becker, ainsi que de découvrir ses autres romans.
(FRA-2019) de Jean-Denis Bonan avec Andréas Becker, Sophie Bourel
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