« Au moment où l’on peut faire du cinéma, on ne peut plus faire le cinéma qui vous a donné envie d’en faire. » Jean-Luc Godard
Chase, Eurydice, Vigo, Bazin, Renoir, Tintoret, Bob Dylan… Godard se sert du passé pour interroger le présent : la littérature, la peinture, la musique et le cinéma d’avant la chute lui servent de matériau. « J’ai énormément lu. Après, j’ai vécu. » Godard et son goût du bon mot, du jeu de mot, de l’écriture que l’on filme. Godard aime filmer au fil des mots, capter la forme et la couleur des lettres qui changent de teintes en gros plan. Mais on l’avait rarement vu en aussi grande forme, drolatique à souhait. Merci à Capricci pour la re-découverte.
Que le film soit passé à la télévision sur TF1 en 1986 est en soi une gageure1 ? Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma est ébouriffant, provocateur et nostalgique. Il fustige la nécessité de l’argent pour l’art : idée déjà fortement balzacienne comme le titre l’indique, laissant planer l’ombre de la Grandeur et décadence de César Birotteau, parfumeur. Problématique pécuniaire qui a d’ailleurs hanté la vie et l’oeuvre d’Honoré (de Balzac, évidemment). KESKELART s’interroge l’intertitre en même temps qu’Eurydice (Marie Valéra qui joue l’épouse du producteur) avec l’affiche de La Ruée vers l’or en arrière-plan. Le son et l’image ne cessent de jouer à une folle partie de cache-cache avec le spectateur, les indices sont partout. Visuels. Discursifs. Comment adapter James Hadley Chase et son Chantons en Choeur sinon en enfilant les mots et en les faisant jouer ? Le surréalisme n’est pas loin. Mais plus qu’une remise en question de l’art et de l’argent, c’est aussi un hommage et un chant du cygne des producteurs à l’ancienne. D’un monde enfoui, presque défunt. On connaît le goût de Godard pour la provocation mais jamais il n’en a usé avec tant de légèreté désespérée. Alain Bergala, dans un article majeur intitulé « La beauté du geste », écrit avec un humour consommé : « Puisqu’on lui commandait justement une Série Noire, le sujet était tout trouvé : la disparition d’une espèce (Mocky, Léaud et lui-même sont filmés comme de vieux éléphants tenaces qui continuent à croire à la savane en plein cœur du zoo de Vincennes) et son remplacement par une autre, mieux adaptée à l’horrible fausse légèreté des temps qui s’annoncent. »2
Quant à adapter Chase ? Godard n’en a cure. « Ceux qui disent aimer les romans policiers parce que c’est vite lu et oublié aussitôt, ne pourraient pas vivre sans, alors qu’ils peuvent vivre sans les grands classiques. » déclare Jean-Pierre Léaud (Gaspard Bazin, le réalisateur) en jetant le bouquin sur la table. L’adaptation est toujours source de liberté chez JLG3. Maître ès citations, il prend ses distances avec elles, faisant réciter du Faulkner en boucle sans faire allégeance à la référence. Il y a du Montaigne chez Godard. Parce qu’il conçoit l’emprunt de la même manière, libéré de tout copyright.
Ne te retourne pas, Eurydice. Les mythes aussi sont démystifiés dans une société du tout à l’argent où il faut connaître le poids des charges patronales pour avoir du mérite. Elle ne veut pas se retourner, Eurydice, mais elle sait que les charges patronales se montent à un franc cinquante (je crois). Léaud alias Bazin lui fait envoyer la réplique d’Hitchcock à Ingrid Bergman : « Ma chère Ingrid, ce n’est que du cinéma ». Sous-entendu : Vous n’y jouez pas votre vie. Pourtant au jeu de la comédie cinéphile, beaucoup sont tombés au champ d’honneur y jouant peut-être justement leur vie même, tels Rassam et Romy Schneider auxquels Godard rend un curieux hommage. « Dita Parlo, contrairement à Romy, elle a fait deux ou trois bons films et n’a pas eu besoin de se tuer » puis dans son propre rôle de réalisateur déclinant : « Je vis à Reykjavik où il y a eu un célèbre tournoi d’échecs, je me suis dit que c’était ma place. » La salle rit aux éclats. JLG alias JLG espère tourner un film avec Rassam et Schneider : « Ils sont morts » lui annonce Mocky alias Almereyda (le nom du père de Jean Vigo)… Ceux qui croient que le cinéma délivre de la mort ou qu’il se frotte trop près de la vie en crèvent. Il faut savoir adopter la bonne distance entre le fric, l’art et la vie. C’est ce qu’énonce le pauvre producteur (Mocky) en quête de Deutsche Mark dans des affaires archi-louches. Désabusé, il finit par asséner au réalisateur (Léaud-Bazin) : « Cinéma usine à rêves ? Vous avez gardé les rêves et nous avez laissé l’usine. » Le langage sans cesse remis en question. Les fonctions du langage interrogées par Godard, ça donne ça. Du cinéma au second degré. Du méta-cinéma. Du cinéma pour la Télévision avec câbles visibles et visages en gros plan de la chef opératrice, Caroline Champetier. Et oui, Godard sait filmer les visages comme personne car il les filme comme un peintre du XVII e siècle, avec la même force. Son attachement au regard bleu de Marie Valéra provoque l’adoubement. On dirait du Vermeer. JLG choisit plutôt Tintoret pour ses théories de la vision : voir comme autrefois permet de redevenir un être du passé.
Citant Faulkner, sans jamais le nommer, une boucle de comédiens (on reconnaît une Nathalie Richard débutante) acclame la chronique d’une mort annoncée : « Les morts contre les vivants, protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l’angoisse et la douleur et l’inhumanité de la race humaine. » Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma est un film jonché de cadavres qui raconte l’histoire de la mort du cinéma à la façon d’un polar, le cinéma tué par l’argent louche et la Télévision. Et puis, Grandeur et décadence c’est aussi et peut-être avant tout, une histoire d’amour. Pas de bonne Série Noire sans « commerce » de chair. Le commerce du titre c’est ce sexe cru que Godard a toujours filmé de biais. L’amour. « Le seul film que j’aie vraiment envie de faire, je ne le ferai jamais parce qu’il est impossible. C’est un film sur l’amour, ou de l’amour, ou avec l’amour. Parler dans la bouche, toucher la poitrine, pour les femmes imaginer et voir le corps, le sexe de l’homme, caresser une épaule, choses aussi difficiles à montrer que l’horreur, et la guerre, et la maladie… » (JLG, novembre, 1966).
Un bijou de cinéma taillé pour la télévision : précipitez-vous en salles !
1TF1 et Hamster Productions avaient décidé de rendre hommage à la Série Noire fondée par Marcel Duhamel chez Gallimard. Résultat, ils prévoyaient trente-trois adaptations. Godard devait réaliser un épisode adapté du roman de James Hadley Chase, Chantons en chœur.
2« La beauté du geste » article d’Alain Bergala, publié dans Cahiers du cinéma en juin 1986, repris dans Nul autre mieux que Godard, Cahiers du cinéma, Paris, p.53 et il conclut par ce vibrant et poignant hommage à celui qui plane au-dessus du film sans jamais être nommé : « Grandeur et décadence est aussi une machine à remonter le temps. Elle lui permet de revenir, grâce au médium du beau visage de Marie Valéra, au temps de ces actrices dont il aimait aller voir les films en compagnie de François Truffaut. Même si ce nom n’est jamais prononcé au cours de cette sonnerie aux morts d’une heure et demie, on a en permanence l’impression que ce film a été pour Godard une façon de revenir en arrière, avant l’interruption de la mort, pour reprendre, par un autre médium interposé (Jean-Pierre Léaud), le dialogue avec François Truffaut. Pour lui dire, avec ce film qui est à la fois sa Chambre verte et son anti-Chambre verte, à sa manière à lui, sans images pieuses et sans cérémonies, avec gravité et drôlerie, que le cinéma qu’ils avaient aimé ensemble, au début, et dont Truffaut maintenait vivante (beaucoup plus que lui, l’iconoclaste) la tradition, était bel et bien mort. », p. 56. Et à André Bazin qui les a réunis aux Cahiers.
3On se souvient qu’au sujet du Mépris, il disait : « Le roman de Moravia est un vulgaire et joli roman de gare, plein de sentiments classiques et désuets, en dépit de la modernité des situations. Mais c’est avec ce genre de roman que l’on tourne souvent de beaux films. J’ai gardé la matière principale et simplement transformé quelques détails en partant du principe que ce qui est filmé est automatiquement différent de ce qui est écrit, donc original. Il n’est pas besoin de chercher à la rendre différente, à l’adapter en vue de l’écran. Il n’est besoin que de la filmer, tel quel : simplement filmer ce qui était écrit, à quelques détails près… », Cahiers du cinéma, août 1963, repris dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, édition établie par Alain Bergala, Cahiers du cinéma, Paris, 1985, p. 248.
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