Présenté en compétition officielle du festival de Cannes en Mai dernier, La Fille Inconnue, dixième film de Luc et Jean-Pierre Dardenne, a fait l’objet dans la foulée d’un retour par la case montage (durée réduite de 7 minutes par rapport à la version cannoise) pour sortir près de cinq mois plus tard dans ce qu’ils estiment être « la vraie version » du film.
On avait quitté leur cinéma sur le sourire radieux de Sandra (Marion Cotillard) marchant heureuse lors des dernières secondes du formidable Deux Jours, Une Nuit. On les retrouve deux ans plus tard avec le visage inquiet d’Adèle Haenel, troisième comédienne double-césarisée consécutive à intégrer leur univers après Cécile de France dans Le Gamin au Vélo et Marion Cotillard donc. Adèle Haenel incarne Jenny, un jeune médecin généraliste en pleine ascension, qui refuse d’ouvrir la porte de son cabinet à une jeune fille sonnant une heure après la fermeture. Jenny apprend le lendemain par la police qu’elle a été retrouvée morte sans qu’on ne puisse l’identifier non loin du cabinet, peu à peu rongée par la culpabilité elle se met en tête de retrouver le nom de la jeune fille.
Les lecteurs du deuxième tome d’Au dos de nos Images, journal de travail de Luc Dardenne regroupant ses notes et réflexions de 2005 à 2014 (et accessoirement les scénarios du Gamin au Vélo et Deux jours, une nuit) connaissent l’antériorité du projet et les différents remaniements qui ont caractérisé son écriture (de l’âge et du sexe du personnage principal en passant par l’actrice initialement envisagée…), La Fille Inconnue est un film qui a donné du fil à retordre à ses auteurs qui sont enfin parvenu à conjurer le sort. Mais à quel prix ?
Si l’on admire de façon presque inconditionnelle le cinéma des Dardenne, difficile de ne pas s’avouer partiellement déçu à la découverte de ce nouvel opus qui contient la promesse de la nouveauté mais à l’arrivée, l’exploite peu ou mal.
Comparée au statut et au cheminement des autres héroïnes « Dardenienne » si bouleversantes de Rosetta à Sandra en passant par Lorna, la nature du combat mené par Jenny est bien différente, semblant ouvrir des portes inédites dans le cinéma des frères Dardenne. Etablie dans une situation confortable, elle s’apprête à intégrer un cabinet plus prestigieux dans un quartier huppé, avant de remettre en cause cette progression sociale conjointement à l’enquête qu’elle mène et retrouve alors peu à peu une humanité perdue au détriment de ses ambitions professionnelles. Dans leurs précédents films le cas de figure en vigueur était davantage de se battre pour sauvegarder un acquis mis à mal, c’est un processus inverse qui est mis en place doublé d’une quête plus intérieure que concrète proche de l’abstraction. Enjeu omniprésent dans leur filmographie, l’idée de rédemption se hisse cette fois-ci au premier plan, ramenant leur film exclusivement ou presque à cette seule dimension qui devient dès lors plus un poncif redondant qu’une évolution thématique.
La trajectoire intime du personnage et la structure du film en font un cousin éloigné du Silence de Lorna, qui faisait coexister deux arcs narratifs distincts séparés par une ellipse magistrale en plein milieu du récit, mélangeant ainsi les genres tout en densifiant les thématiques développées sans porter atteinte à l’homogénéité du long-métrage. Il existe néanmoins deux différences cruciales à cette mise en parallèle : La Fille Inconnue interdit toute vie sentimentale ou affective à son personnage pour ne le caractériser qu’au détour de ses rapports professionnels allant de ses patients à ses collègues ; de plus, le mélange des genres n’est pas aussi radical et repose sur une frontière poreuse entre le drame humaniste et le film policier, le second registre puisant son originalité dans l’utilisation comme moteur de l’enquête des aptitudes propres à la profession de médecin.
Certes, Adèle Haenel confirme une fois de plus qu’elle est une des comédiennes Françaises les plus douées de sa génération, ici dirigée dans un jeu tout en retenue en contraste avec un registre explosif dans lequel elle s’est affirmée ces dernières années. Sa mue fait de Jenny un personnage incertain, limite borderline, mais cette direction frustre autant qu’elle fascine car ne semble jamais être pleinement la voie que veut emprunter le film créant ainsi une dissonance palpable entre l’actrice et son protagoniste. Tout comme sa prestation « contre nature » se fond douloureusement au sein d’une distribution où le jeu naturaliste domine. Il est dès lors difficile de s’enthousiasmer sur une performance qui participe à cette sensation de disparate
De même, la nature des personnages secondaires, à de minces exceptions (la brève mais impressionnante apparition de Marc Zinga) laisse régulièrement cette sensation de déjà vu en mieux chez les cinéastes. Un sentiment de redite appuyé par la présence d’habitués : Jérémie Renier et Olivier Gourmet en tête, irréprochables mais dans des rôles peu surprenants. Le casting devient la vitrine d’un film délicat lorsqu’il entre en terre inconnue et sans surprises lorsqu’il rejoue une partition identifiable, conférant à l’ensemble un équilibre bancal.
Dans leur volonté de s’inscrire dans le registre policier, ils en épousent aussi les conventions les moins heureuses, à commencer par des artifices d’écriture dénaturant l’authenticité recherchée et ébranlant la crédibilité de certaines séquences. Ils se risquent à des rebondissements fragiles jamais loin du passage en force narratif comme cette scène où Jenny revient interroger un jeune garçon (Bryan), ayant décelé quelques minutes plus tôt qu’il lui a caché quelque chose, arguant qu’après avoir pris son pouls, l’avoir questionné puis mis ses doigts sur ses tempes elle a constaté que ses battements de coeur étaient devenus beaucoup plus rapides : preuve qu’il ne disait pas la vérité.
Un exemple parmi d’autres d’idées périlleuses grippant l’intrigue, comme l’utilisation des ellipses une fois passée l’introduction (pour le coup fluide, concise et claire), ils optent pour une temporalité délibérément floue créant une nouvelle sensation paradoxale : celle d’une structure épousant le chaos intime dans lequel plonge le personnage nous perdant avec elle au risque de nous perdre tout court progressivement.
On est sceptique face à la multitude de possibilités qu’offrait le postulat de départ, de voir l’horizon du personnage et du décor (tourné une nouvelle fois dans la ville de Seraing) réduit à une petite quantité de personnages qui reviennent inlassablement de façon arbitraire débouchant sur une théâtralité desservant l’intrigue. Le miroir sociétal qui devrait émerger du récit a bien du mal à être palpable (le médecin comme dernier lien entre les individus dans une société qui se referme sur elle-même) d’autant plus quand celui-ci survole totalement ses sujets secondaires (prostitution, immigration Africaine,…).
En revanche lorsqu’il se détache de l’intrigue pour se recentrer sur ses personnages, guidé par une intelligence formelle qui n’a rien perdu de sa vitalité (regard porté sur les individus/corps filmés, la gestion du champ et la durée des séquences) le film prend de l’envergure. Les Frères Dardenne alors, recollent à l’essence de leur œuvre en allant mettre à nu ceux qu’ils filment, sonder le bon qu’il y a en chacun sans le moindre artifice ni jugement, en se contentant d’être dans l’écoute et l’observation. Bien plus adroits dans le dépouillement narratif que dans la ramification maladroite, ils nous offrent alors des séquences intenses dans lesquelles la culpabilité douloureuse permet le pardon et une rédemption libératrice. L’émotion n’est plus parasitée par des contours hésitants, au point de devenir le vecteur de sens principal d’un long-métrage, éclipsant temporairement nos réserves pour nous toucher en toute simplicité.
La principale limite de La Fille Inconnue est de ne se (re)trouver réellement que dans la redite, la relecture de films antérieurs, marquant ainsi le pas après deux films majeurs parcourus eux d’une dimension solaire nouvelle dans leur cinéma, ici totalement absente comme si en aboutissant une oeuvre de longue haleine les Dardenne avaient délaissé les mises à jour effectuées dans leur propre cinéma, accentuant ainsi l’impression de stagnation voire tout simplement de retour en arrière. Un petit cru de grands cinéastes ne signifie pas forcément un mauvais film, intéressant par ses paradoxes mêmes, plus passionnant dans ses intentions de renouvellement que dans son résultat inabouti.
« On se demande si l’on n’est pas en train de travailler sur un récit qui se nourrit trop de nos films précédents , qui les retraverse en empruntant quelque chose à chacun mais sans rien apporter de nouveau. ». Luc Dardenne. 9/04/2014. Au Dos de nos Images II.
Ses auteurs n’étaient-ils finalement pas les plus lucides sur leur film et ce même si c’était plus d’un an avant de le tourner ?
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