Depuis La Promesse (présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 1996) et plus encore Rosetta, Palme d’or et prix d’interprétation féminine pour Émilie Dequenne, l’histoire des longs-métrages des frères Dardenne débute sur la Croisette où ils n’ont alors cessé de concourir. Cinéastes parmi les plus récompensés depuis la création du Festival de Cannes, ils continuent de séduire les différents jurys qui se succèdent (Prix de la mise en scène pour Le Jeune Ahmed en 2019, Grand Prix pour Le Gamin au vélo en 2011) jusqu’au mois de mai dernier où un prix du 75ème a été spécialement conçu pour leur dernière réalisation, Tori et Lokita. Leur cinéma humaniste, reconnaissable entre mille, est devenu la source d’inspiration de nombreux auteurs aux quatre coins du monde, de Darren Aronofsky (The Wrestler) à récemment Audrey Diwan (L’événement). Ils ont élaboré une façon de filmer et d’écrire habitée par l’urgence, entièrement articulée autour de leurs personnages, qui loin de stagner, s’est étoffée au fil de leur œuvre. Le diptyque Le Gamin au Vélo et Deux jours, une nuit, deux synthèses virtuoses de leur art, faisant office de point d’acmé de leur démarche. Leurs deux opus suivants, La Fille Inconnue et Le Jeune Ahmed, sans être anodins, se révélaient factuellement moins marquants, entre sensation de redite et promesses insuffisamment tenues. Les deux frères délaissaient quelque peu la dimension physique voire viscérale de leurs plus grandes réalisations, au profit de métrages plus théoriques et cérébraux, moins intensément incarnés. Tori et Lokita, projet évoqué une première fois en 2008 sous le titre Le Rêve des Ankaye dans le passionnant deuxième tome d’Au dos de nos images, le journal de bord tenu par Luc Dardenne, devient en 2022 leur douzième long-film. L’histoire se déroule de nos jours en Belgique. Un jeune garçon Tori (Pablo Schils) et une adolescente, Lokita (Joely Mbundu) venus seuls d’Afrique opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil.
Introduction austère, Lokita apparaît face caméra, devant un décor blanc à l’intérieur d’un cadre resserré et étouffant. Elle constitue le seul motif de relief, au sein d’une séquence se jouant en grande partie hors champs. Cet « interrogatoire » faussement bienveillant éprouve le personnage autant qu’il le présente en douleur et souffrance : elle encaisse et tente de garder la tête haute. A contrario, l’intronisation de Tori, bouillonnant et explosif, apporte instantanément une autre dynamique et dévoile l’une des intentions des Dardenne. Le désir de créer un duo de héros inséparable aux énergies contraires qui vont servir un double point de vue de mise en scène. Pour la première fois, ils inventent un protagoniste pluriel, rappelant implicitement à leur condition de binôme de cinéastes. Cependant, Tori et Lokita n’est pas un film introspectif, mais bien un nouveau thriller social dans la tradition de leurs plus célèbres réussites, comme s’ils désiraient revenir à leurs fondamentaux. La confrontation permanente entre deux tempéraments opposés et complémentaires, accouche d’une œuvre reliant presque inconsciemment les derniers mouvements de leur filmographie à ceux qui les ont précédés. Le récit, dépourvu de coup de force narratif, dépouillé et rectiligne, prend corps à la fois par la justesse des interprétations (Pablo Schils est une formidable révélation) et par une volonté d’en tirer une matière cinématographique tangible. Jean-Pierre et Luc Dardenne instaurent une tension constante qui trouve sa nature dans la quotidienneté (peu ordinaire) qu’ils relatent. Un contrôle de police, une rencontre dans la rue, une traversée de route inattentive : le danger semble pouvoir surgir de partout et surtout n’importe quand. Lokita, héroïne protectrice et déterminée, tiraillée de tous les côtés (pression de la famille, des passeurs, des administrations) paraît prise dans un étau, quand Tori, innocent et virevoltant, ne cherche qu’à « s’envoler » et l’emmener avec lui. Cette amitié fusionnelle et indéfectible constitue la seule véritable source de lumière au sein d’un tableau noir et pessimiste. Une parenthèse chantée, où les deux individualités reprennent en public la ritournelle qui souda autrefois leurs liens (Alla fiera dell’Est, adaptation d’un air traditionnel juif par l’Italien Angelo Branduardi), illustre leur complicité et offre un temps de répit avant que ne se mette en place une mécanique de plus en plus irrespirable et désespérée. Ce morceau fredonné au couché, utilisé en sonnerie de téléphone, resurgit à plusieurs reprises tel un rappel, l’impossibilité d’oublier d’où ils viennent, ainsi que le vecteur d’un succinct apaisement. La technologie permet de sauvegarder un lien, certes de substitution, lorsqu’ils sont séparés. Solution de dernier recours, elle est ramenée à une fonction primaire et essentielle.
Dans la lignée des figures féminines dardeniennes, Lokita ne demande qu’à vivre décemment, exister à l’intérieur d’une société qui s’apprête à la faire disparaître en ne lui refusant ses papiers. Néanmoins, sa lutte n’est plus seulement individuelle mais motivée par autrui, Tori son frère de cœur, innocent prématurément confronté à la brutalité du monde qui l’entoure. Elle se pose alors telle une sorte de fusion entre la Lorna du Silence de Lorna et Samantha, la mère « adoptive » du Gamin au Vélo, à une différence notable près, une nature sacrificielle autrement plus tragique. Un dernier point qui entraîne l’intrigue vers une issue inéluctable, à l’arrière-goût un brin programmatique. La construction de ce protagoniste double, séduisante sur le papier, s’avère nettement plus délicate à tenir sur la durée, elle engendre une forme de déséquilibre à l’intérieur d’un long-métrage partagé entre la pulsion de vie et la mort lente. En somme, si dans ses meilleurs moments (le dernier tiers notamment), Tori et Lokita peut rappeler dans son souffle à certaines réalisations majeures de la fratrie, il ne parvient jamais à se défaire totalement de la comparaison. Point de méprise, ce récit de combat et de survie, aussi rude qu’intense, évite les pièges et les écueils relatifs à son sujet (par nature bouleversant) grâce au talent de ses auteurs. La finesse de l’écriture se tient à distance de la tentation démonstrative ou dogmatique tandis que la sécheresse et l’intelligence formelle excluent toute forme de pathos, en atteste la gestion du hors champ ou l’utilisation toujours pertinente de l’ellipse dans leur cinéma. Il n’empêche, « prisonnier » d’un traitement admirable et en même temps déjà maintes fois éprouvé par leurs propres soins, le film impacte et implique moins. Globalement plus abouti que ses deux prédécesseurs, l’idée d’un léger essoufflement formulée au sortir de La Fille inconnue et Le Jeune Ahmed, persiste. Ces bémols n’enlèvent rien à ses (nombreuses) qualités, en revanche ils atténuent légèrement notre enthousiasme, face au nouveau cru de cinéastes que l’on aime tant. Et si ce nouvel opus parlait davantage à des néophytes et constituait une porte d’entrée avant de découvrir le reste de leur œuvre ?
Entretien avec Jean-Pierre et Luc Dardenne à propos de Tori et Lokita.
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