Assistant réalisateur pour Cyril Collard (Les Nuits Fauves), Gaspar Noé (Seul Contre Tous) et bien d’autres durant les années 90, Jean-Stéphane Sauvaire passe à la réalisation en 2004 avec le documentaire Carlitos Medellin, une plongée sans filets dans l’un des quartiers les plus violents de la cité colombienne. Quatre ans plus tard, il s’essaie à la fiction avec Johnny Mad Dog, en narrant le quotidien d’enfants-soldats au Libéria, confirmant par la même occasion un goût prononcé pour les sujets chocs et brûlants. Si les deux films pouvaient souffrir d’une même limite, à savoir un traitement parfois trop démonstratif, ils affirmaient un cinéaste courageux (rappelons que Carlitos Medellin fut tourné au péril de sa vie), doté d’un sens de l’image difficilement contestable, au style aussi immersif que percutant. Dix ans après Johnny Mad Dog, et la seule réalisation entre-temps du téléfilm Punk en 2012, le voilà enfin de retour aux affaires. Son nouveau long-métrage, Une prière avant l’aube s’inspire de l’autobiographie de William « Billy » Moore (Joe Cole), un jeune boxeur anglais expatrié en Thaïlande. Arrêté pour possession de stupéfiants, Billy est incarcéré dans un établissement pénitentiaire particulièrement dangereux. Confronté à la violence des gangs, isolé par la barrière linguistique et rongé par le manque, il n’a qu’un échappatoire : se battre pour survivre…
Depuis la fin des années 70, et la sortie de deux œuvres pouvant être considérées aujourd’hui comme des mètres-étalons du genre, Midnight Express et Scum, le film carcéral est devenu un exercice délicat pour celui qui s’y frotte tant il s’appuie sur des codes difficilement renouvelables. Les figures obligées sont nombreuses : loi du plus fort, brimades et humiliations…jusqu’aux situations extrêmes de type viols, meurtres, suicides… Certains cinéastes réussissent toutefois à passer outre ces considérations pour faire date à leur tour, soit comme John Hillcoat en poussant tous les curseurs à leurs paroxysmes dans son tétanisant (et meilleur film) Ghosts…of the Civil Dead, soit en hybridant le genre vers la fresque mafieuse comme Jacques Audiard avec Un Prophète, vers le trip pop comme Nicolas Winding Refn avec Bronson ou encore vers le militantisme radical comme Steve McQueen avec Hunger. Le long-métrage de Jean-Stéphane Sauvaire se situe pleinement dans l’héritage des deux classiques initialement évoqués : le caractère autobiographique ajouté à l’idée d’un expatrié emprisonné dans une geôle des plus hostiles, rappelle inévitablement le film d’Alan Parker – le caractère xénophobe en moins – quand son approche crue le rapproche visuellement de celui d’Alan Clarke. Davantage que l’originalité d’un script qui aurait probablement gagné à éviter certains écueils (on se serait par exemple passé de quelques péripéties secondaires superflues ou répétitives comme les nombreux rites de passage), Une prière avant l’aube se distingue du tout venant par l’expérience formelle qu’il propose.
Le cinéaste opte pour une mise en scène viscérale, pulsionnelle, s’accrochant férocement à un point de vue « subjectif » à l’aide d’une caméra épaule et de valeurs de cadres très serrées, ne semblant laisser aucun répit à son protagoniste. Sauvaire reconduit un parti-pris en vigueur sur Johnny Mad Dog pour lequel il avait casté d’anciens enfants-soldats, en peuplant sa prison d’ex-détenus ou d’ex-boxeurs passés par la case prison, renforçant l’immersion, décuplant le sentiment d’hyperréalisme qui transpire à chaque plan. Il ne s’agit pas tant de montrer le calvaire enduré par Billy Moore, que de retranscrire un état de confusion mentale dans un contexte des plus chaotiques. Il peut compter dans cette entreprise sur un acteur principal totalement habité, faisant littéralement corps avec la caméra, Joe Cole – vu dans Green Room – aussi crédible en junkie en manque qu’en boxeur luttant pour sa survie. La notion de subjectivité est poussée dans ses retranchements par des choix radicaux comme le refus de sous-titrer les dialogues en Thaï, confrontant ainsi le spectateur à la même absence quasi totale de repères que le héros, générant en prime l’éprouvante sensation d’isolation absolue, d’oppression permanente, de suffocation régulière. À la force des images s’accompagne un travail de sound design impressionnant – insistance sur les bruits de respirations, perception des sons proches et lointains,… – le rapprochant du trip halluciné (certaines séquences inaugurales évoquent le Enter The Void de Gaspar Noé, par ailleurs remercié au générique final). Prenons l’exemple des scènes de combats, si l’action est surdécoupée dans un premier temps (lors d’une joute clandestine), cela vise à nous faire ressentir la confusion des sens due aux effets de l’héroïne, l’action devenant alors presque secondaire. Plus tard, au contraire, lorsque la caméra accompagne le héros pour une compétition carcérale, le réalisateur le suit des coulisses jusqu’à la fin du premier round au moyen de longs plans frôlant les corps, se mêlant aux boxeurs, nous plongeant au cœur du ring, faisant sentir coups, effort et fatigue. Récit de descente aux enfers puis de rédemption allant de pair avec une lente remontée à la surface, Une Prière avant l’aube navigue entre shoots d’adrénaline, brutalité et onirisme. Il en résulte des morceaux de bravoures ahurissants comme ce passage à tabac d’une violence et d’une gratuité inouïes, faisant suite à une séquence où Billy, sevré depuis son incarcération implore un gardien de lui fournir une maigre quantité de drogue. Jean-Stéphane Sauvaire saisit d’un même geste le caractère cathartique de cette explosion de violence, traduisant autant la déchéance morale de Billy que le manque mortifère contre lequel il tente de lutter.
Les contours rugueux du film, sa dimension « sensationnelle », n’empêchent pas l’émergence d’une humanité resurgissant peu à peu. Les choix de cadres rapprochés, au plus près du héros, s’ils répondent à une volonté d’immersion, sont également l’illustration d’une solitude extrême dans laquelle ce dernier paraît emprisonné dès les premières secondes, avant même son arrestation. Incapacité maladive à construite un rapport à autrui, à l’exception de cet enfant boxeur, au rôle « trouble », semblant être autant son assistant que son protégé, une sorte de fils adoptif et de figure bienveillante, plus que tout, son seul véritable ami. Dans ce contexte, si la romance carcérale peut rentrer dans le cadre des figures obligées du registre, celle qui se noue entre Billy et un jeune « ladyboy », transsexuel assigné au ravitaillement de la prison et au « divertissement », s’écarte des conventions par sa tendresse inattendue. Le réalisateur filme l’union de deux corps marqués par la vie, deux êtres brisés se rapprochant instinctivement, comme pour remédier à un profond vide affectif, attirés l’un et l’autre de manière irrépressible, on assiste à la naissance de sentiments dans un milieu où la virilité exacerbée fait office de norme. L’impression de lâcher prise qui accompagne ces instants résonne comme une première forme de libération, avant tout mentale mais assurément salvatrice. Ces instants d’apnées, aèrent un récit aussi éprouvant qu’étouffant, devenant dès lors plus supportable, le cinéaste se révélant aussi convaincant dans l’uppercut filmique que dans l’émotion pudique. Violent, cru, sans concessions, Une prière avant l’aube remue les tripes et les sens, frappe fort sur l’instant tout en gagnant en envergure à la nécessaire digestion qui suit son visionnage. Espérons maintenant ne pas avoir à attendre dix années supplémentaires pour voir un nouveau long-métrage de Jean-Stéphane Sauvaire.
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