Mon nom est Amour
Jeff Nichols est, pour nous, l’une des révélations les plus importantes de ces dix dernières années. Depuis 2007, le réalisateur trace humblement son chemin, sans décevoir, même si c’est de loin que Take Shelter reste, à nos yeux, son œuvre la plus singulière et réussie. Un chemin qui traverse souvent les beaux paysages du sud des États-Unis – l’Arkansas pour Shotgun Stories, le Mississippi pour Mud… -, mais en variant les approches thématiques et narratives…
Loving est un film d’une subtilité qui nous laisse bouche bée… Le scénario est finement ciselé et les acteurs sont excellents, les personnages qu’ils incarnent se complétant à merveille. La symbolique n’est pas pesante : l’objet et le concept maison – la maison individuelle dont rêvent les protagonistes, la maison nationale qui devrait abriter tous les citoyens ; la « Victoire », nom du modèle de l’une des voitures vues à l’image. Le pari était risqué, et il est finalement réussi, comme nous allons en dire un mot. Si nous avions un palmarès subjectif à proposer, nous mettrions sans hésiter ce nouvel opus en deuxième position dans la filmographie de ce cinéaste de 38 ans, né dans l’Arkansas, ayant cinq longs métrages à son actif. Il est à parier que Loving apparaîtra dans la majorité des « tops 10 » des films de 2017.
Richard Loving et Mildred Jeter vivent en Virginie, et l’action démarre autour des mois de juin-juillet 1958. Lui est blanc, elle est noire – avec du sang indien. La loi locale interdit les mariages interraciaux (1) comme les lois de plusieurs autres États américains – c’est le temps de la ségrégation raciale, mais aussi du Mouvement des Droits Civiques, avec sa figure de proue : Martin Luther King. Richard, habitué depuis son enfance à fréquenter des personnes de toutes origines, veut épouser Mildred, qui est enceinte, et pour ce faire, il passe dans le District de Columbia – Washington DC – qui autorise la procédure. De retour chez lui, le couple est arrêté violemment, en pleine nuit, mis en prison, puis condamné à quitter l’État – puisqu’il n’est pas décidé à divorcer. Les Loving s’installent à contrecoeur dans la capitale fédérale.
L’entourage de Richard, qui l’avait mis en garde, lui reproche son geste, considérant qu’il s’est jeté dans la gueule du loup. Richard est un homme fruste, quelque peu bourru, taciturne, mais d’une grande sensibilité – il est parfois au bord des larmes -, et, surtout, d’une incroyable naïveté (2). Son problème : il aime sincèrement Mildred, et il n’imagine pas faire (du) mal ou que l’on puisse lui nuire – « We don’t hurt anybody » – ; il ne pense et ne veut déranger personne – « We won’t bother anybody ».
Le comportement de Richard étonne, énerve. Quand sa femme lui demande, alors qu’ils sont à Washington, de retourner en Virginie pour que sa belle-mère, sage-femme, l’aide à accoucher, il accepte sans (se) poser de questions. Et, évidemment, ce qui devait arriver arrive : une seconde arrestation a lieu.
Le choix de Nichols peut également irriter… Quelle est cette péripétie folle ? On comprend d’emblée, c’est une évidence, que les protagonistes vont se faire arrêter ! N’est-elle pas narrativement, dramatiquement forcée ? Et bien non, car toute la démarche du cinéaste en ce film, et c’est ce qui fait l’intérêt et le charme de celui-ci, consiste à s’engager sur des pistes narratives et à finalement très vite se déconnecter des implications attendues. Oui, le couple est arrêté, mais il va s’en sortir in extremis grâce à l’avocat qui parvient à convaincre le juge de passer l’éponge sur l’erreur commise.
En fait, comme il le fait déjà dans Midnight Special, Nichols joue avec les stéréotypes, les codes, prend plaisir à les déjouer. Il crée des surprises, du suspense ou du faux suspense, entretient le doute dans l’esprit du spectateur. Celui-ci est toujours en équilibre sur un fil herméneutique, doucement déstabilisé – car le film ne cherche pas à le secouer avec de gros ressorts.
Lorsque Richard a l’occasion de dire à sa femme, à propos de leur situation et de l’issue qu’ils cherchent à trouver : « You get what you pay for », nous avons immédiatement pensé, nous spectateur, que la suite du récit allait correspondre à ces mots et renvoyer au thème du sacrifice. Et effectivement, un accident s’annonce et se produit – un des rares moments ratés du film, à cause d’un montage assez scolaire, démonstratif. Sauf que la victime ne meurt pas. Ou disons que c’est le prix faible que le couple paie pour en arriver à prendre la décision de quitter Washington et de retourner vivre incognito en Virginie. Au vu de l’attitude, des mimiques de l’avocat Bernard Cohen – l’individu paraît cauteleux, rusé, hypocrite – nous nous sommes demandé si nous n’allions pas avoir droit à une charge aux accents antisémites ? Non. Ce juriste à qui l’A.C.L.U. – American Civil Liberties Union – confie l’affaire Loving est jeune, mal à l’aise, un peu pincé… Lorsque, grâce à Cohen et à un autre avocat plus réaliste et expérimenté, Philip Hirschkop, la cause de Richard et Mildred est portée devant la Cour Suprême des États-Unis sise à Washington – au niveau fédéral, donc -, nous est revenu à l’esprit le goût porté par le cinéma américain aux scènes de Procès destinées à représenter l’une des Institutions majeures de la Démocratie américaine : la Justice. Le film ne joue pas avec cette corde générique (3).
Comme Richard, Mildred ne semble pas toujours consciente des risques qu’elle et son mari prennent, ou ne veut pas les prendre en compte. Quand elle décide que ses enfants ne vivront plus dans la « cage » que constitue la maison dans laquelle ils vivent à Washington – les enfants sont vus jouant dans la cage d’escalier -, et qu’elle veut retourner dans les pâturages virginiens, elle a ce mot incroyable : « I don’t care what they do to us ».
Cependant, les deux époux se complètent parfois. Lors de leur première rencontre avec Cohen et alors que celui-ci leur propose de se faire réarrêter en retournant en Virginie – le premier jugement étant trop ancien -, et ce pour faire appel et pouvoir porter l’affaire devant la Cour Suprême, Richard refuse catégoriquement – comme échaudé par ce qu’il a déjà vécu -, comprenant très vite le risque encouru, alors qu’il n’est pas sûr que Mildred eut refusé en cet instant. À l’inverse, c’est Mildred qui semble comprendre que c’est en acceptant finalement les propositions des avocats que leur situation pourra évoluer positivement. Mildred, la femme au foyer, plus ouverte que son mari, maçon, pourtant davantage au contact de la société. On a même l’impression, mais c’est un autre aspect du personnage – aspect avec lequel joue Nichols – qu’elle prend un certain plaisir narcissique à rencontrer les médias qui s’emparent de leur affaire… Vis-à-vis d’eux, Richard est plus timide, méfiant… On comprend celui-ci, d’autant plus que Nichols montre que si cette médiatisation va servir la cause des Loving, elle peut rimer aussi avec exploitation voyeuriste de la vie personnelle ; que Richard et Mildred prennent le risque d’être instrumentalisés. On se reportera, de ce point de vue, au photographe du magazine Life, joué par Michael Shannon – un habitué du cinéma de Nichols… À sa façon d’être très proche des Loving, mais aussi à celle, un peu retorse, qu’il a de prendre des clichés du couple dans sa vie quotidienne.
Puisque nous parlons du photographe, précisons ou répétons que le réalisateur a une façon très réussie, avec l’aide essentielle de ses acteurs, de composer les personnages, de les humaniser, même pour les plus inhumains d’entre eux. Cela participe du refus de céder à un manichéisme outrancier… Prenons le shérif : il est impitoyable, raide comme le marbre, et son racisme fait froid dans le dos… Mais la façon dont il parle à Richard au moment où il le fait venir dans son bureau, lors de la première arrestation, est étrange… On s’attend presque, l’espace de quelques secondes, à ce qu’il manifeste une certaine empathie pour son interlocuteur.
Nichols s’est inspiré de très, très près d’une histoire réelle connue sous le nom de « Loving vs Virginia »…. Dates, événements, personnes, déclarations… On retrouve dans le film énormément d’éléments constitutifs de cette affaire. Il s’est notamment servi d’un documentaire réalisé en 2012 par Nancy Buirski : The Loving Story.
Dans le film de Nichols comme dans la réalité, les Loving – leurs avocats – vont gagner la procédure engagée contre la Virginie. Le 12 juin 1967, la Cour Suprême des États-Unis juge inconstitutionnelle la loi interdisant les mariages mixtes en cet État – il la considère en contradiction avec le 14e Amendement de la Constitution. Les lois de 16 États en tout sont remises en cause par cette décision.
Nichols a cependant l’excellente idée de ne pas introduire son film par cette fameuse formule : « Tiré d’une histoire vraie », comme pour le laisser vivre de lui-même… C’est à travers des sous-titres apparaissant à la fin du récit que le spectateur, celui qui ne connaît pas l’Histoire et le cas des vrais Loving, comprend que c’est le cas. Nous n’avons pu visionner le film de Buirski, difficilement accessible, mais en prenant connaissance de quelques documents, lisibles ou visibles sur internet, nous nous sommes fait une petite idée de la façon dont le réalisateur a travaillé (4). Comment il arrive à la fois à être très documenté, et à faire passer l’émotion à travers le présent de la mise en scène, en images et en son. Comment aussi, la réalité, les événements qu’on vécus les Loving ont pu motiver en partie cette structure filmique à rebondissements que nous avons évoquée plus haut.
Nichols a notamment reproduit à l’identique des images fixes ou en mouvement montrant les vrais Loving à la fin des années cinquante et au début des années soixante : chez eux, devant la Cour Suprême de Virginie… Quand on voit des photos de Richard et de sa mère, de Cohen, on est frappé par la ressemblance avec eux des acteurs qui ont été choisis pour les incarner à l’écran (5).
Il est clair que la volonté de Nichols, même si son film se veut aussi une leçon – bienvenue en cette époque trumpiste –, est de montrer le parcours de deux individus modestes qui s’aiment d’un amour simple et sincère – en profitant de cette aubaine : avoir un personnage qui s’appelle réellement Loving. Pas question de faire de Richard et de Mildred des héros, des combattants, des portes-drapeaux, de les élever au-delà de ce qu’ils ont été (6). Pas question de céder aux sirènes du film-spectacle, du film d’action – pas de coups de poing ou de feu ; pas de cris ou de coups de gueule… Pas question de tomber dans le mélodrame sirupeux – pas d’effusion de sentiments. Ni dans le film à thèse, à message… Loving est dépourvu de tout discours sentencieux. Certes, Mildred évoque les batailles perdues et la guerre qui sera vraisemblablement gagnée, l’utilité de leur lutte pour les autres citoyens vivant une situation similaire à la sienne. Mais Nichols arrive à faire passer en douceur ce qui pourrait être de lourds poncifs… Et il faut savoir que Mildred a réellement prononcé ces paroles… On les entend sur des images tournées par Hope Ryden et utilisées par Nancy Buirski.
Revenons sur cette fine richesse des protagonistes. Les Loving, et notamment tels qu’il sont joués par Ruth Negga et Joel Edgerton, et tels qu’ils sont représentés et dirigés par Nichols, sont stupéfiants. Réalistes, retenus, ils ne se révoltent pas quand ce serait peine perdue. Ils sont stoïques, acceptant avec calme ce qui leur arrive. Et pourtant, ils n’en font parfois qu’à leur tête, mus par la volonté tenace de s’aimer et de vivre dans la paix et la sérénité. En ce sens, ils résistent, vivent leur désir coûte que coûte, quoique pacifiquement, et n’acceptent finalement pas ce destin à barreaux que veut leur imposer une partie de la société de leur temps.
Arrimé à un tel sujet appartenant à l’Histoire, le cinéaste arrive pourtant à marquer son œuvre de ce qui constitue sa touche, de ce qui a fait la substantifique moelle d’un film comme Take Shelter. On lit la méfiance, l’inquiétude de Richard sur son visage. Elles finissent par le sculpter. On les sent dans son agitation épisodique. Elles sont justifiées, mais dépassent parfois la Raison. Nichols laisse constamment des points d’interrogation sur certains faits et situations : la dénonciation dont sont victimes les Loving lorsqu’ils reviennent de Washington juste après s’être mariés – on ne saura jamais qui est le corbeau – ; la brique entourée d’un article de presse évoquant l’affaire Loving déposée sur un siège de la voiture de Jeff ; la voiture qui semble suivre celle que conduit Richard juste après la découverte de cette brique – lorsque celui-ci, quittant son travail, rentre à la ferme isolée… Tout cela laisse penser que le maçon tombe dans une forme de paranoïa qui est au-delà des faits évoqués… Des faits qui pourtant la justifient…
L’ombre de Curtis LaForche plane…
Aussi étrange que cela puisse paraître, le climat de Loving n’est pas très éloigné non plus de celui de Midnight Special – on sait que les deux films ont pratiquement été tournés simultanément. Avec son visage de noir albinos, sa façon d’être un peu lourde et robotique, Richard, s’il ne semble pas forcément venu d’ailleurs, paraît être ailleurs, et être différent de ceux avec lesquels il est censé former une communauté spécifique. Les compositions de David Wingo, qui a travaillé justement sur l’avant-dernier film de Nichols, touchant parfois à l’ambient music, font décrocher le récit de la réalité de référence, lui donnent une forme atemporalité, une aspatialité stupéfiantes, hors-norme.
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Notes :
1) C’est le « Virginia Racial Integrity Act », qui date de 1924. Des lois interdisant les mariages mixtes existaient dans de nombreux États depuis plusieurs siècles – depuis 1691 pour ce qui concerne la Virginie.
2) « Richard Loving m’a rappelé mon grand-père : assez fort pour vous cassez le bras mais en même temps l’homme le plus doux que j’ai connu » (Leo Soesanto, « Le Grand papier – All You Need Is Loving » – Interview de Jeff Nichols dans la revue Illimité, n°263, février 2017, p.32) .
3) « Je ne voulais pas d’un drame de tribunal même si ce fut l’une des affaires légales les plus importantes de l’histoire américaine » (Ibid.)
4) Quelques petits documentaires ou reportages, parmi d’autres, sur les Loving :
https://www.youtube.com/watch?v=FaHhZ4IbVYY`
https://www.youtube.com/watch?v=T30Xp6lOt2U
https://www.youtube.com/watch?v=U5r6ID7hHBM
https://www.youtube.com/watch?v=0Q8feg_Wg6U
5) On trouvera ici des photos d’époque des Loving :
http://www.dailymail.co.uk/news/article-2088040/Photographs-Lovings-interracial-marriage-time-banned-16-states.html
Et, ici, un rapprochement entre des photos d’époque et des photos du film de Nichols :
http://www.historyvshollywood.com/reelfaces/loving/
6) « Ce qu’il y a de beau dans l’histoire des Loving, c’est qu’il faut la voir dans une lumière apolitique. Leur mariage n’était pas un acte politique, ni un acte de rébellion : c’était un acte d’amour, tout à fait naturel et, je pense, très authentique » (« Avec les Loving – Entretien avec Jeff Nichols » – Réalisé par Cyril Béghin et Nicholas Eliott, in Cahiers du Cinéma, n°730, février 2017, p.26.).
7) En 2007, un an avant sa mort, Mildred Loving déclara : «When my late husband, Richard, and I got married in Washington, D.C., in 1958, it wasn’t to make a political statement or start a fight. We were in love, and we wanted to be married. (…) I am still not a political person, but I am proud that Richard’s and my name is on a court case that can help reinforce the love, the commitment, the fairness, and the family that so many people, black or white, young or old, gay or straight seek in life. I support the freedom to marry for all. That’s what Loving [v. Virginia], and loving, are all about. » (Cité, entre autres, ici : https://virtualsoapbox.wordpress.com/2014/02/14/yes-virginia-loving-is-a-civil-right/)
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