Midnight Special est un film qui se souvient. Bercé au Starman de Carpenter, aux Rencontres du troisième type de Spielberg, il leur rend hommage, en construisant à son tour son propre rêve. Un peu comme Jeff Bridges ressuscitant les animaux morts, Jeff Nichols redonne vie à un genre éteint, sans jamais perdre conscience que les années ont passé et qu’il a grandi. C’est probablement ce qui différencie le plus sa démarche de celle sympathiquement geek d’un J. J. Abrams qui avec son beau Super 8 annonçait son désir de « faire comme eux » comme ses modèles, comme le Joe Dante d’Explorers, ou le Spielberg d’E.T ; J. J. Abrams se fantasme voyageur dans le temps revenu avec sa propre caméra à l’heure d’un cinéma de science-fiction féérique où les gamins fabriquaient des soucoupes volantes en recyclant les outils du garage de leurs parents, où communiquaient avec l’espace par un transistor. C’est d’ailleurs cet esprit d’imitation, ce souci de retrouver un ton en nous renvoyant en arrière, qui rendait émouvant, au-delà de la grosse machine, le dernier épisode de Star Wars épopée futuriste vintage : un peu à la manière des soirées déguisées prenant une décennie pour thème, Le Réveil de la Force veut croire en l’illusion que les années ne se sont pas écoulées et offrir au public du XXIe siècle un spectacle d’il y a 30 ans – avec une bonne dose de mélancolie, les années ayant elles aussi ravagé les héros et les mythologies.
Si Jeff Nichols dévoile cette même aspiration à restituer la sensation originelle, il ne cède pas à la tentation du mimétisme. En évoquant la fuite de Roy et de son fils Alton – aux pouvoirs surnaturels – à travers l’Amérique, le cinéaste préfère inviter le stéréotype plutôt que de le recomposer. Les méchants et les poursuivants auront donc des visages facilement identifiables, entre la NSA à la solde du gouvernement ou la secte de prédicateurs, chacun cherchant à s’emparer d’Alton, qu’ils prennent soit pour une arme de destruction massive, soit pour un guide messianique. Le poncif, plus qu’un hommage, est ici une règle du jeu, un champ lexical, un langage. La surprise de Midnight Special découle de l’absence même d’effet de surprise. Les persécuteurs sont transparents, tout comme ce scientifique qu’incarne Adam Driver à la fois pataud et perspicace, plus réceptif à l’inconnu
En revanche si Nichols joue le jeu du climat et des inhérences au genre, contrairement à ses prédécesseurs, il recule devant l’explicatif et le verbeux, peu intéressé par l’idée d’une révélation finale développée ou d’un twist. Nous n’en saurons jamais vraiment plus sur les motivations de ses créatures, et même leur apparition finale exclut le message adressé à l’humanité. Il ne s’appesantit pas non plus sur les mobiles des ennemis. A nous de les imaginer, peut-être en puisant dans d’autres films, au creux d’autres souvenirs d’enfance. Paradoxalement son regard n’en devient que plus naturel, plus candide, plongeant avec délices dans le cliché. La naïveté, cet espace infini montré régulièrement du doigt comme une tare, Jeff Nichols s’y glisse de façon si désarmante qu’elle ressemble à un acte de revendication, presque militant, métamorphosant l’univers en légende, en fable.
L’enfance, toujours plus essentielle au fil de son œuvre, est donc au centre de Midnight Special, comme point de vue et comme thème. Alton, porte son nom comme une étoile. Comme le sous-titrait la traduction française du Shining de Stephen King, Alton est un enfant lumière. Celui qui a le pouvoir d’éclairer l’obscurité, de jeter du feu, de bouleverser le ciel et la terre, qu’on se doit de protéger au péril de sa vie, et qui annoncerait le renouveau du monde. Celui dont la force constitue également le mal qui peut le détruire. Alton est en quelque sorte la partie qui englobe le tout, la disparition autant que la renaissance.
Il est dès lors difficile d’éluder l’influence de Stephen King, qui rode comme un spectre dans Midnight Special nourrissant cette même image d’une adolescence/enfance bouleversante et menaçante qui se partage entre la pureté et le danger qu’elle représente. Alton est un cousin de Charlie qui pouvait déclencher le feu d’un simple regard, de Danny le héros clairvoyant avec ce don télépathique du Shining ou même de Carrie aux pouvoirs télékinésiques destructeurs. L’ombre de l’écrivain fasciné par l’enfance, la famille et l’altérité, par la solitude et les paysages américains, fait le lien avec les motifs de Jeff Nichols, telle une rencontre inévitable. Jamais deux écritures n’avaient paru si proches et intimes, lorsque l’imaginaire se rattache ainsi aux obsessions du réel, l’hyper-démonstration surnaturelle trahissant le travail d’introspection.
Jeff Nichols réconcilie extraordinaire et réalité psychologique, en ramenant tout naturellement son histoire de science-fiction à sa nature la plus métaphorique, la plus existentielle : celle qui parle de l’homme, de ses hantises, de sa peur de disparaître, de s’élever. Et du désir de porter les générations vers leur futur malgré l’incertitude de l’avenir. Le cinéma de Nichols ne s’arrête pas à la jolie fable. Il est émouvant de le voir rendre hommage à ses modèles tout en abordant ses thèmes de prédilection : filiation, famille, amour. Car Midnight Spécial à beau être lumineux, il est aussi traversé par une douleur qui accentue son étrangeté, sa dichotomie, partagé entre sa douce féérie et son évocation du travail de deuil, l’acceptation, apprentissage de la disparition de l’être aimé. Que dire alors du visage défait de Kristen Dunst miné par son choix d’avoir du sacrifier l’amour du mari et celui de l’enfant ? Jeff Nichols envisage à nouveau une cellule familiale meurtrie et fissurée. Alton est le fils adoré, le fils sublimement différent, hors du monde, dont la double nature conduit inéluctablement au désenchantement : il ne laissera derrière lui qu’un merveilleux souvenir. Midnight Special commence là oú Le Village des damnés de Carpenter s’achevait. » Nous fuirons là où personne ne saura qui tu es » lançait la mère à son fils dans sa voiture avant de démarrer. L’Amérique de Jeff Nichols met en évidence la solitude de ses héros, dans le décor comme dans leur existence, condamnés à être traqués et hors la loi. Ils ne choisissent pas cette rébellion ; elle leur est imposée, comme si à moins de capituler il était impossible d’agir autrement. Pour un père il s’agit juste de protéger son enfant jusqu’au bout, tandis que pour le fidèle ami Lucas (émouvant et massif Joel Edgerton) cet accompagnement donne un sens à sa vie. Au delà du genre perce bien ce vide existentiel que chacun cherche à combler. Roy le dit bien » il était là seule chose qui comptait dans ma vie et je n’ai pas su le protéger « . Derrière l’apparence du premier degré, dans sa limpidité même Jeff Nichols ne cesse de mettre en scène des héros se débattant avec leur mélancolie et leur amour, auxquels Michael Shannon impose définitivement son regard triste et halluciné.
Il ne faudrait pas oublier combien Midnight Special est également un beau film de fuite et de traque qui nous entraine sur le sillage des routes infinies, des stations essences nocturnes et des motels, au cœur, d’une Amérique nocturne, une Amérique fantôme. Le rythme alterne brillamment moments de recueillements et courses effrénées dans des séquences d’action inattendues chez Nichols, porté par une musique synthétique (fidèle David Wingo) qui martèle ses basses … à la Carpenter, évidemment. A son sens de l’horizontalité, sa façon d’embrasser les lignes du paysage, Jeff Nichols ajoute une vertigineuse verticalité, qui trouve son apogée dans cette fuite hypnotique sur la route, tous phares éteints pour ne pas de faire repérer, peut-être le plus beau macadam nocturne depuis Lost Highway. Nichols aime les espaces vidés de leurs hommes, que ce soient les proximités des villes, les forêts, les champs ; et même lorsque Alton est interrogé, il apparaît flottant dans une gigantesque pièce blanche.
Avec Mud, Nichols commençait déjà commencé à creuser son cinéma du sillon du conte. Il s’engage ici plus profondément sur ce sentier. A la manière du gamin écoutant une histoire avant de se coucher, Midnight Special réclame l’adhésion, l’implication du spectateur ; il incite à signer ce pacte tacite d’une pureté du regard, à abandonner tout cynisme, afin de se laisser porter vers une terre que les êtres venus d’ailleurs observent avec bienveillance, où les enfants envoient des rayons porteurs d’espoir. Oui, Midnight Special arbore fièrement ses bons sentiments. Car s’ils s’inscrivent dans l’esprit de la science-fiction des années 80, ils constituent aussi une opposition à la noirceur du cinéma comme un reflet du chaos. Voilà pourquoi Midnight Spécial est un objet si précieux à la fois en prise et en parfait décalage avec notre époque. In fine, Jeff Nichols ne nous parle que de croyance, d’une croyance sans religiosité, d’une foi en l’évasion dans l’enfance, dans le rêve, en la vigueur intacte de notre capacité à l’imaginaire. La plus limpide des croyances est celle qui nous permet de s’échapper du réel, celle du cinéma comme antidote.
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